Derrière le brouhaha des festivités du début du mois à Berlin et dans le monde entier, il semble bien que résistent encore aujourd'hui quelques pans du célèbre Mur, détestable symbole de la guerre froide.

C'est certainement le cas au gouvernement canadien, où les mots KGB, communiste et Union soviétique provoquent encore des réactions paranoïaques surprenantes.

La preuve vivante s'appelle Mikhail Lennikov, il a 49 ans et il est réfugié dans une église de Vancouver depuis six mois, frappé d'un ordre d'expulsion pour avoir travaillé, il y a plus de 20 ans, pour le KGB au Japon, à la toute fin du régime communiste.

Retour en arrière, 1997: Mikhail Lennikov, sa femme Irina et leur fils Dimitri, âgé alors de 6 ans, arrivent à Vancouver en provenance du Japon. M. Lennikov poursuit ses études à l'Université de Colombie-Britannique grâce à un visa temporaire pour lui et sa famille.

En 1999, le couple décide d'entreprendre des démarches auprès d'Immigration Canada dans le but d'obtenir la résidence permanente. Ils sont intégrés dans leur milieu, ils travaillent et leur fils fréquente évidemment l'école.

Au cours d'une rencontre avec une agente d'Immigration Canada, M. Lennikov suit le conseil de son avocat et joue franc jeu. Il écrit donc dans sa demande qu'il a travaillé, au Japon notamment, pour le «Committee for State Security», de 1982 à 1988.

Au détour d'une conversation plutôt banale, la fonctionnaire lui demande ce qu'est le Committee for State Security.

- Vous ne savez pas ce que cela signifie? lui demande M. Lennikov, surpris qu'une agente d'immigration ne soit pas mieux renseignée. C'est la traduction correcte en anglais de KGB.

Mikhail Lennikov ne le savait pas, mais il venait de signer lui-même son ordre d'expulsion. Sa trop grande transparence et l'entêtement du gouvernement fédéral allaient conduire sa famille au bord de la dépression, et lui, dans une église d'où il ne sort pas depuis six mois.

La loi canadienne est claire : quiconque a été impliqué dans des activités d'espionnage contre un gouvernement démocratique ne peut rester en sol canadien.

Évidemment, comme tous les règlements en immigration, celui-là est flexible, puisque les cas d'immigration touchent d'abord et avant tout des personnes, leur famille, la communauté. C'est pourquoi le ministre de l'Immigration peut, à sa discrétion, accorder la permission de rester au Canada, notamment pour des motifs humanitaires.

La flexibilité d'Ottawa a d'ailleurs permis à d'anciens espions du KGB, ou d'autres organisations célèbres, de s'installer ici dans le passé. Mais Mikhail Lennikov n'a pas obtenu ce privilège.

Un «exemple» pour les conservateurs

Avance rapide, fin novembre 2009 : M. Lennikov me reçoit pour une longue entrevue dans son refuge, l'église First Lutheran, 41e Rue, à Vancouver-Est, en compagnie de Peter Julian, député du NPD de Burnaby-New Westminster (où vivent normalement les Lennikov), qui a pris fait et cause pour la famille russe.

En fait, Peter Julian est devenu le mandataire de M. Lennikov. M. Julian se bat contre le gouvernement pour essayer, entre autres choses, d'obtenir le dossier de M. Lennikov auprès d'Immigration Canada et de la Sécurité publique à Ottawa.

C'est aussi Peter Julian qui a recueilli la signature d'une trentaine de députés, dont une conservatrice, réclamant la normalisation du cas Lennikov.

Le jour de notre rencontre, la semaine dernière, le député a remis à M. Lennikov un nouveau CD contenant des centaines de pages, le plus souvent censurées, de son dossier. Il devait d'ailleurs se mettre à éplucher le dossier sur l'ordinateur que lui prête l'église sitôt terminée notre entrevue.

Le but des deux hommes est de démontrer que Mikhail Lennikov ne représente pas une menace pour la sécurité du Canada, comme l'affirment les fonctionnaires et les ministres conservateurs.

«Je suis une victime des circonstances politiques, un exemple pour le gouvernement conservateur, qui veut démontrer qu'il est inflexible en matière de sécurité», explique M. Lennikov au cours de notre long entretien.

«Le problème de Mikhail, c'est qu'il n'avait rien à "vendre" aux autorités canadiennes en échange de la permission de rester ici. Il est arrivé trop tard, après l'effondrement de l'URSS», renchérit le député Peter Julian.

En effet, Mikael Lennikov n'avait rien de bien croustillant «à vendre», lui qui n'était qu'un traducteur pour le KGB au Japon. On est loin ici du glacial agent secret des vieux James Bond. Le bonhomme n'a jamais participé à aucune «opération» d'espionnage du KGB, une organisation qu'il détestait et qu'il s'est empressé de quitter à la première occasion en 1988.

Il a bien donné aux agents de la GRC et de l'Immigration le nom de quelques personnes avec qui il travaillait au sein du KGB, mais lorsqu'il s'est posé à Vancouver, l'URSS s'était disloquée depuis près de 10 ans...

Le KGB, ce n'était pas vraiment un choix de carrière pour le jeune Lennikov. Il parlait japonais et les autorités du KGB l'ont recruté pour un poste au Japon. Il n'avait pas vraiment le loisir de refuser et il a été menacé et traité de déserteur lorsqu'il a quitté l'organisme en 1988.

C'est pour cela qu'il craint pour sa sécurité s'il devait retourner en Russie, même 20 ans après avoir quitté le KGB. «Je serai un cas vraiment facile pour la justice russe, qui me considérerait comme un déserteur, dit-il. Et comme j'ai donné des noms aux autorités canadiennes, je me retrouverais assurément en prison en Russie.»

La Cour fédérale, qui a rejeté en septembre la dernière demande de permis pour motifs humanitaires de M. Lennikov, ne partage pas les craintes de l'ancien agent du KGB.

À bout de recours, reste l'espoir...

En attendant la suite, Mikhail Lennikov se fait un point d'honneur de rester actif et d'aider, lorsqu'il ne travaille pas sur son propre cas, l'église qui lui a offert refuge.

Il prépare les feuillets pour les services religieux, il cuisine un peu, il entretient le site internet de la First Lutheran Church et il reçoit les visiteurs.

Officiellement, il n'y a pas de droit de sanctuaire au Canada, mais par convention, les autorités respectent les lieux de culte et n'entrent pas y cueillir les réfugiés.

M. Lennikov ne croit pas être surveillé (en effet, pas de signe évident, dans le voisinage, comme une grosse Taurus avec deux malabars aux cheveux courts qui sirotent un café Tim Hortons). Théoriquement, il pourrait donc sortir, sauter dans un bus ou aller prendre l'air dans les rues aux alentours, mais il s'y refuse.

«Ce serait trahir mes engagements envers le gouvernement, qui accepte que je sois ici en attendant la suite des choses, mais aussi envers l'église qui m'a accueilli en m'offrant un sanctuaire», explique Mikhail Lennikov.

Même s'il dit ne pas s'ennuyer, la vie de famille lui manque cruellement. Son fils lui rend visite presque tous les jours et sa femme passe généralement les week-ends avec lui dans les petits quartiers aménagés au sous-sol de l'église.

Flirtant avec la dépression depuis quelques mois (sa femme aussi), tout ce qui le retient, c'est l'espoir de voir son fils vivre un jour une vie normale et épanouie au Canada. Dans un premier temps, Mikhail Lennikov a bien hâte que le gouvernement canadien accorde le statut de résident permanent à son fils (ce qui lui permettrait de payer moins cher à l'université) et à sa femme.

«En principe, leurs papiers sont en règle et ils obtiendront le droit de rester, dit M. Lennikov, mais on leur a dit : on vous rappellera dans six ou huit mois. Ça ajoute à la tension dans la famille...»

Impuissant devant cette situation intenable, Dimitri se révolte par moments, dit son père. Surtout lorsqu'il lit sur l'internet des commentaires de Canadiens invitant le gouvernement à mettre dehors l'ancien agent du KGB.

«Quand vous avez 16 ou 18 ans, vous idéalisez la vie. Mais Dimitri voit bien qu'aucune technologie moderne ne peut remplacer la vie en famille. Mon rôle est de lui rappeler que quoi qu'il m'arrive, il peut, lui, avoir une belle vie ici et réussir.»

Malgré un calme olympien et une approche plutôt zen, Mikhail Lennikov avoue arriver au bout de ses ressources. Et parfois aussi tout près des limites de son espoir.

Légalement, il pourrait faire une nouvelle demande à Immigration Canada, mais il a peur d'y perdre encore des années. Il préfère tenter de faire la démonstration, à partir de son propre dossier colligé par le gouvernement, qu'il ne représente aucun danger pour le Canada.

Une menace tout près du premier ministre!

Son seul espoir non pas légal, mais politique, repose sur une permission discrétionnaire du gouvernement (le ministre de l'Immigration a en effet ce pouvoir), ce que refusent toutefois catégoriquement les conservateurs.

Selon les ministres de l'Immigration et de la Sécurité publique, Jason Kenney et Peter Van Loan, Mikhail Lennikov représente bel et bien une menace pour la sécurité du pays, et c'est pourquoi l'Immigration et la Commission du statut de réfugié lui ont refusé dès 2002 le droit de rester au Canada. Les conservateurs nient d'ailleurs faire de la politique avec ce cas puisque, disent-ils, ce sont les instances de l'Immigration et les tribunaux qui ont tranché.

Peter Julian accuse le gouvernement de se cacher derrière les fonctionnaires pour justifier leur entêtement idéologique contre un ancien agent de l'URSS. «Le seul espoir maintenant, c'est probablement un changement de gouvernement», conclut M. Julian.

Pour le principal intéressé, cette décision est purement politique. «Le gouvernement est borné, dit M. Lennikov. Et puis, dans une décision de la Commission de l'immigration, il était écrit que je viens d'un pays communiste ! En 2009, un pays communiste ! Vous voyez bien que cette décision est politique.»

Ce qui est tout de même paradoxal, c'est que le gouvernement ne surveille même pas Mikhail Lennikov, pourtant réputé être une menace à la sécurité nationale.

On l'a même laissé voyager à Ottawa en mai dernier, là où il espérait rencontrer les ministres conservateurs.

Pire encore, on l'a laissé entrer au parlement et il s'est même rendu dans les tribunes du public de la Chambre des communes pendant la période des questions, à quelques dizaines de mètres du premier ministre.

Vraiment, toute une menace pour la sécurité nationale !