Réponse francophone à la franc-maçonnerie, l'Ordre de Jacques-Cartier a oeuvré pendant près de 40 ans aux intérêts des Canadiens français. Que reste-t-il aujourd'hui de cette intrigante société secrète que l'on appelait familièrement «la Patente» ? Peut-être plus qu'on ne le croit. Ou peut-être moins. À l'approche de la Saint-Jean, La Presse replonge au coeur du mystère...

Son credo était «Religion, fraternité, discrétion». En 40 ans, il a compté près de 70 000 membres - tous des hommes. On y entrait sur invitation, après un rituel d'initiation quasi ésotérique.

 

Votre père ou votre grand-père en faisaient peut-être partie. Mais ils se sont bien gardés de vous le dire...

Jamais entendu parler de l'Ordre de Jacques-Cartier? Pas étonnant. Quarante-cinq ans après sa dissolution, cette société secrète reste un chapitre peu connu de l'histoire canadienne récente.

Et pourtant... Si l'on en croit les spécialistes, ses actions ont été déterminantes pour la défense du français au Canada. Sans elle, nos timbres-poste et nos billets de banque ne seraient pas bilingues. Le pont Jacques-Cartier s'appellerait probablement Harbor Bridge. Et le drapeau du Québec n'arborerait peut-être pas de fleurs de lys.

«Certaines choses que l'on tient pour acquises résultent directement des batailles de l'Ordre, explique l'historienne Denise Robillard, auteure du livre L'Ordre de Jacques-Cartier, paru il y a quelques mois aux éditons Fides. Il a vraiment sensibilisé le Québec à son anglicisation tranquille. Et stimulé le reste du Canada français à poursuivre ses combats pour la langue.»

Un puissant lobby

Fondé à Ottawa en 1926 par un abbé et un petit groupe de fonctionnaires fédéraux francophones, l'Ordre de Jacques-Cartier fut au départ une création ontarienne avant d'étendre ses tentacules au Manitoba, dans les Maritimes et, bien sûr, au Québec.

Ses objectifs étaient simples: défendre les intérêts des minorités francophones du Canada par l'entremise d'une élite militante qui devait infiltrer et noyauter l'administration publique et l'entreprise privée.

Recrutés pour leur potentiel d'influence, ses membres étaient fonctionnaires, commis voyageurs, gérants de caisse pop, propriétaires de magasin, membres d'organisations pro-francophones (Société Saint-Jean-Baptiste) ou même journalistes, comme ce fut le cas de Gérard Filion et André Laurendeau, du Devoir, qui furent d'importantes courroies de transmission. Sans en faire officiellement partie, le clergé y était pour sa part très favorable, selon le bon vieux principe voulant que la langue est gardienne de la foi, et vice-versa.

«C'était, ni plus ni moins, un gros lobby. Ils avaient des soldats partout», résume Denise Robillard.

Des soldats actifs, mais discrets. Car personne, hormis ses membres, ne devait savoir qui faisait partie de l'Ordre. Conçu comme une société secrète afin de contrer plus efficacement l'influence occulte des orangistes, des francs-maçons anglophones et des Irlandais catholiques, qui entravaient à leur façon la promotion sociale et économique des Canadiens français, l'Ordre de Jacques-Cartier agissait dans l'ombre.

Sa structure était pyramidale. D'en haut, la «chancellerie» lançait les mots d'ordre. En bas, les multiples «commanderies» (cellules) se chargeaient de les faire appliquer. Ses rituels d'initiation étaient calqués sur ceux de la franc-maçonnerie. «Il y avait des cagoules, des chants bizarres et des supplices symboliques avec des piqûres d'épées et des liquides amers, dit Robert Verge, réalisateur du documentaire L'Ordre de Jacques-Cartier, un mystère oublié, diffusé sur RDI en 2001. C'était pratiquement digne de La flûte enchantée!»

Pour se reconnaître entre eux, les membres avaient leurs codes. Une pression sur le poignet en se serrant la main. Un doigt si l'on était au premier échelon, deux si l'on était au deuxième et ainsi de suite jusqu'à quatre. Il y avait aussi des tournures de phrase, des mots de passe que seuls les initiés pouvaient comprendre.

Évidemment, l'Ordre n'était jamais mentionné ouvertement. Il tenait ses assemblées générales sous un faux nom. En public, ses membres parlaient de «la Patente», un terme volontairement évasif qui finira, ironiquement, par rester...

Inutile de dire que ce club exclusivement masculin prenait la chose très au sérieux. Jusqu'à la fin ou presque, ce silence sera respecté. «Même 40 ans après les faits, plusieurs anciens ont refusé de m'en parler», relate Robert Verge. Quant aux archives de l'Ordre, déposées aux Archives nationales à Ottawa, elles ne furent ouvertes au grand public qu'en 2000 et ne sont toujours accessibles que sur autorisation!

Beaucoup de réalisations?

Cette manière secrète, ou plutôt «discrète», comme le nuance Denise Robillard, a-t-elle augmenté l'efficacité de la Patente? C'est probable. Mais à cause de sa nature occulte, il est difficile de savoir ce qu'on lui doit exactement.

L'Ordre de Jacques-Cartier fut assurément à l'origine des Clubs Richelieu, qui existent encore aujourd'hui. Il aurait participé de près ou de loin à la consécration du drapeau québécois. Fortement contribué à l'expansion des Caisses populaires Desjardins. Soutenu des compagnies d'assurances canadiennes françaises et des médias francophones du Canada. Lutté pour la création de timbres et d'une monnaie bilingues. Et lancé le mouvement de l'«achat chez nous», toujours bien incrusté dans l'âme québécoise.

Selon Robert Verge, la Patente aurait en outre oeuvré pour la francisation du service téléphonique de Bell, manigancé pour qu'Expo 67 se tienne à Montréal plutôt qu'à Toronto et évité que le pont Jacques-Cartier ne soit baptisé Harbor Bridge. Denise Robillard ajoute que la commission de toponymie du Québec n'aurait pas vu le jour sans le concours de l'Ordre.

Dans son livre La Patente, brûlot dénonciateur publié en 1964, le journaliste Roger Cyr apporte toutefois un bémol. À son avis, l'Ordre de Jacques-Cartier se serait peut-être attribué une gloire exagérée, la plupart de ses véritables réalisations n'ayant été que des «oeuvrettes».

Quarante-six ans plus tard, Jacques G. Ruelland, professeur d'histoire à l'Université de Montréal et spécialiste des sociétés secrètes, partage ce point de vue.

«Il ne fait aucun doute que la Patente fait partie de l'histoire des Canadiens français et des Québécois. Elle leur a donné les moyens de tirer leur épingle du jeu et permis de résister à l'extinction et à l'étouffement de façon honnête et pacifique. Mais il ne faut pas lui prêter trop. Elle n'a pas non plus inventé l'eau chaude», nuance-t-il.

Exagéré ou non, l'héritage de l'Ordre de Jacques-Cartier reste pourtant capital, fût-il intangible, conclut toutefois Denise Robillard. «Ses succès ont convaincu l'ensemble du Canada francophone de la légitimité de ses luttes. Il n'y a aucun doute que la Patente a joué un rôle d'éveilleur...»