Les victimes d'agression sexuelle au Québec ont de plus en plus de mal à voir leur présumé agresseur poursuivi.

En 2008, 35% des plaintes enregistrées dans tout le Québec ont été retenues par la poursuite et ont conduit à une mise en accusation, contre 43% 10 ans plus tôt (en 1999). C'est du moins ce que révèlent des statistiques du ministère de la Sécurité publique que La Presse a obtenues.

La baisse est modérée, mais se fait nettement sentir sur le terrain, assure Carole Tremblay, spécialiste du traitement judiciaire pour le Regroupement québécois des centres d'aide et de lutte contre les crimes à caractère sexuel.

«On va de moins en moins en procès. Les policiers et la poursuite exigent de plus en plus des preuves mur à mur. Il faut des dossiers bétonnés et des victimes sans faille», explique en entrevue l'intervenante et ex-avocate.

Au centre d'aide Trêve pour elles, dans l'est de Montréal, l'intervenante Sophie Charpentier observe la même chose. «On dirait que la barre est plus haute qu'avant», note-t-elle.

Pourquoi? «J'ai l'impression que les policiers et les procureurs sont plus frileux depuis que certains accusés ont été acquittés et ont ensuite intenté des poursuites au civil contre eux», avance entre autres Carole Tremblay.

«Des enquêteurs disent aux femmes qu'elles seront accusées de méfait si l'enquête est faite pour rien, souligne-t-elle. Plusieurs femmes ont carrément l'impression qu'on veut les dissuader de porter plainte.»

Autres hypothèses: le manque de ressources en ces temps d'austérité budgétaire. Ou le fait que les policiers sont débordés devant l'augmentation du nombre de plaintes: on en comptait 4227 en 2008, soit 850 de plus qu'en 1999. Une hausse que les gens du milieu attribuent à la condamnation très médiatisée de l'ancien imprésario de Nathalie Simard, Guy Cloutier.

Ni le ministère de la Sécurité publique ni le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec n'étaient en mesure de faire de commentaires vendredi. «Ces statistiques m'étonnent, parce qu'on a beaucoup amélioré la façon de faire pour les victimes et pour faciliter leur témoignage», a affirmé Joanne Marceau, porte-parole au ministère de la Justice du Québec.

D'après elle, certains dossiers n'ont sans doute pas encore été résolus et les taux de 2007 et 2008 pourraient prochainement être revus et améliorés.

Cas extrêmes

Carole Tremblay observe bel et bien certains progrès. Malheureusement, dit-elle, les préjugés demeurent trop tenaces lorsque les policiers n'ont pas affaire à des «victimes parfaites», mais à des prostituées, des toxicomanes ou des femmes ayant un handicap ou des problèmes de santé mentale. Leurs dossiers risquent donc davantage d'être «classés sans suite».

En Colombie-Britannique, ce genre de préjugés a éclaté au grand jour la semaine dernière. On a appris que le tueur en série Robert Pickton a pu échapper à la justice après avoir menotté et charcuté une prostituée toxicomane, qui lui a miraculeusement échappé, dès 1997. Blessé durant l'agression, Pickton s'était pourtant rendu au même hôpital que sa victime, et on avait retrouvé sur lui les clés des menottes, qu'elle portait toujours au poignet. La police avait aussitôt saisi les vêtements de l'éleveur de porcs, mais elle a attendu deux ans avant de les faire analyser et d'y découvrir l'ADN de deux autres femmes disparues. Quant à sa victime, même si elle était arrivée à l'hôpital à l'agonie, les autorités l'ont jugée trop instable pour être crue. Pickton a tué au moins six autres femmes par la suite.

«S'il avait été emprisonné, plusieurs vies auraient été épargnées, y compris celle de ma fille», a déclaré au quotidien The Globe and Mail Marilyn Kraft, mère d'une des victimes de Pickton, qui a joint sa voix à toutes celles qui réclament une enquête publique sur l'affaire.

L'attitude des policiers de Vancouver est «extrêmement troublante», estime le criminaliste québécois Jean-Claude Hébert. Mais le Québec n'a rien connu d'aussi spectaculaire, dit-il. «Ne soyons pas trop naïfs, par contre, ajoute l'avocat. Les enquêteurs ont beaucoup de plaintes à traiter et peuvent fort bien porter des jugements de valeur sur les plaignants et se dire qu'ils s'occuperont de certains dossiers le jour où ils auront le temps. Mais alors, il sera trop tard pour recueillir des preuves.»

Sur le terrain, la coordonnatrice de Stella, Émilie Laliberté, jure vivre pire encore. «Quand une de nos travailleuses du sexe porte plainte, raconte-t-elle, il arrive trop souvent qu'on la renvoie brutalement ou qu'on la mette en prison.»

Après avoir reçu 20 coups de couteau, une de ses protégées a mis trois ans à obtenir un dédommagement de l'Indemnisation des victimes d'actes criminels (IVAC), dit-elle.

«On lui disait que la violence faisait partie de son travail! s'indigne l'intervenante. On voit encore certaines femmes comme des criminelles, qui n'ont pas le droit d'être protégées. Ça envoie le message à tous les agresseurs que c'est correct de continuer.»