Les églises indépendantes poussent comme des champignons depuis 20 ans, trop souvent sans rendre de comptes à quiconque. Un tout nouveau regroupement veut briser la loi du silence. Québec doit surveiller les pasteurs comme on surveille les médecins, les avocats ou les comptables, dit-il. Car tout indique que les abus et les fraudes sont beaucoup plus courants qu'on ne le pense.

Des dizaines de personnes se disant victimes de pasteurs malhonnêtes viennent de fonder une association qui réclame au gouvernement du Québec un comité de surveillance ou une commission d'enquête.

Dans une église du quartier Ahuntsic de Montréal, samedi, le nouveau Regroupement des présumées victimes des abus pastoraux a lancé un appel à tous les fidèles qui s'estiment floués. «À ce jour, sans publicité autre que celle du bouche à oreille, le Regroupement a reçu des témoignages d'abus provenant d'au moins cinq autres assemblées indépendantes du Québec», indique la lettre qu'il a envoyée récemment aux ministres de la Justice, de la Sécurité publique et de la Culture.

Cette lettre réclame aux ministres la création d'»un comité de surveillance ou d'un poste d'ombudsman pour agir envers les églises indépendantes québécoises, un peu comme agit le comité des plaintes du Collège des médecins ou celui du Barreau ou celui des comptables».

Cela est nécessaire, dit-il, «compte tenu de l'augmentation de l'immigration et du fait que les pertes financières des victimes peuvent engendrer des coûts sociaux importants en termes de faillite personnelle, de perte d'emploi, voire de soins de santé».

«Nous lançons un appel pour qu'un maximum de gens brisent le silence, a ajouté en entrevue le président du Regroupement, Sylvain Julien. Mais ce n'est pas facile. Les gens ont honte de s'être fait berner et ils ont peur.»

«Il faudrait une commission d'enquête pour détecter ce qui se passe», a renchéri un autre leader du groupe, Fred Robinson.

Les deux hommes et une trentaine d'autres affirment avoir été floués par le pasteur congolais Mwinda Lezoka, de la communauté chrétienne de Béthel, qui a, selon eux, empoché plus de 1,5 million de dollars appartenant au Parc Safari ainsi qu'à divers fidèles.

«C'est une excellente idée de faire appel au gouvernement. Les poursuites civiles coûtent extrêmement cher», souligne Mirlène Gilles, au nom des membres d'une autre église évangélique montréalaise, l'Église de la pierre angulaire.

Son groupe soupçonne le pasteur Kichner Firmin de s'être approprié les dons de sa communauté pendant au moins 15 ans, pour un total de quelque 3 millions de dollars. Des craintes jugées assez sérieuses pour que la Cour supérieure accorde l'été dernier une injonction provisoire et maintienne, vendredi, le gel des actifs de l'église.

En octobre 2008, d'autres fidèles ont obtenu une injonction similaire contre le pasteur de l'Église vérité et sagesse, du quartier Saint-Michel. Ce dernier a ainsi été empêché de vendre l'église et forcé de remettre ses clés, comptes de banque et registres comptables.

Plusieurs autres cas

Même si les poursuites sont rares, le nombre de fidèles lésés pourrait être imposant. «Il y a des circuits suspects dans le milieu évangélique. C'est bel et bien un problème», affirme Frédéric Castel, de l'UQAM, l'un des religiologues ayant le plus étudié l'évolution du panorama des religions au Québec.

Les fidèles sont de plus en plus inquiets, confirme Ferdinand Minga, membre de la communauté congolaise, spécialiste de la culture évangélique et intervenant communautaire à Moisson Montréal. «Mais quand les gens s'aperçoivent d'abus, le premier réflexe est de pardonner. Souvent ils ont honte. Ou bien personne ne peut prouver quoi que ce soit. Chaque pasteur sait qu'il est sous la loupe et se protège au maximum.»

M. Minga assure, entre autres choses, que certains pasteurs accordent des prêts usuraires en puisant dans les fonds de leur église. «Il faudrait une force juridique qui a le pouvoir d'obliger les pasteurs à ouvrir leurs livres», tranche-t-il.

Le gouvernement préfère diriger les fidèles mécontents vers les policiers. «Bien qu'on soit préoccupés par la situation que vivent ces gens, on parle de cas présumés de fraude et de vol et c'est du ressort de la police d'enquêter sur les crimes économiques», a indiqué le porte-parole joint par La Presse.

Quelques dizaines de personnes ont déjà entrepris de se liguer pour porter plainte collectivement (voir autres textes). Plusieurs désespèrent par contre de recouvrer leur argent. «C'est horrible. On découvre de nouveaux cas chaque semaine alors qu'on a perdu la trace du pasteur. Je ne peux même pas lui signifier mes poursuites et mes mises en demeure. Je ne comprends pas ce que fait la police», déplore leur avocat, Ferdinand Roy.

Techniquement, la Loi sur les corporations religieuses est efficace pour éviter les abus, puisqu'elle assimile les membres d'une église aux actionnaires d'une entreprise. «C'est un excellent mécanisme, mais les fidèles ne le connaissent pas, constate Me Serge Dubé, l'un des avocats au dossier de l'Église de la pierre angulaire. Ils ont aussi beaucoup de mal à s'en prendre à celui qu'ils appellent leur berger.»

Les têtes fortes ayant affronté leur pasteur affirment toutes avoir été injuriées en pleine église et traitées de démons. «Lezoka déclare: "Si je frappe trois fois mon pied par terre contre une personne, elle va mourir"«, rapporte son ancienne fidèle Lucie Vital.

«Plusieurs personnes n'ont pas les fonds pour engager une poursuite. Elles préfèrent donc abandonner leur église sans faire de bruit», indique de son côté Me Roy.

Dans la communauté congolaise, plusieurs affirment qu'avant d'aller recruter des Haïtiens, Mwinda Lezoka avait déjà été brutalement déserté par deux ou trois autres groupes de fidèles d'origine africaine. «En 2004, plusieurs d'entre nous avons contesté son mode de gestion», rapporte la pasteure Victorine.

Le manque de transparence est inacceptable, souligne Michel Habib, directeur pastoral à l'Association d'églises baptistes évangéliques au Québec. Il assure du même souffle que les églises évangéliques membres d'une des cinq grandes associations leur étant destinées le savent. «Des fidèles sont déjà venus me voir au bureau au sujet d'une ou deux églises aux pratiques douteuses. Revenu Québec et Revenu Canada étaient dans le dossier. Ça a été houleux, c'était la guerre à l'intérieur, mais on a aidé les églises à s'ajuster et tout est rentré dans l'ordre après trois ans», raconte-t-il.

Hormis un trésorier parti avec la caisse d'une église évangélique de Terrebonne, aucun autre scandale financier n'a éclaboussé ses églises, dit-il. «Et ce serait regrettable que les gens généralisent.»

Au cours des dernières années, près d'une demi-douzaine de prêtres catholiques ont été impliqués dans des scandales similaires, qui débordent donc du monde évangélique.

Malgré sa colère, Fred Robinson continue de croire: «Ce n'est pas parce que des gens travaillent mal qu'il faut perdre notre foi.»

- Avec la collaboration de Jean-Christophe Laurence