Des obus de béton qui pleuvent en ville. Une section d'échangeur qui s'écrase 12 m plus bas. Un panneau de 3 tonnes qui pulvérise une voiture dans un tunnel... Non, vous n'êtes pas à Montréal, mais à Toronto, Pittsburgh et Boston. Avec ses défaillances routières en série, la métropole québécoise semble battre tous les records. Mais depuis 10 ans, ce genre d'accident survient de plus en plus souvent, à l'échelle du continent. Quand on se compare, on se console... Ou pas vraiment.

Quarante jours avant l'effondrement du tunnel Ville-Marie, c'est Toronto qui a reçu une petite pluie de béton. En pleine ville, un bloc s'est détaché de l'autoroute Gardiner pour aller s'écraser sur un boulevard en contrebas. À 4,5 kg, il était bien moins lourd que le paralume qui s'est fracassé à Montréal la semaine dernière, mais il aurait tout de même pu tuer quelqu'un. Et c'était la cinquième chute du genre: d'autres morceaux s'étaient déjà transformés en obus en 1997, 1999, 2007 et 2009. Par miracle, aucune voiture n'a été touchée.

Dans l'État de New York, à Albany, les automobilistes ont encore davantage en commun avec les Montréalais. Leur été était déjà fait de bouchons et de déviations avec la réfection du pont Dunn Memorial, qui n'en est pas à son premier rafistolage (en 2005, il a fallu le fermer d'urgence lorsqu'un pan de la chaussée s'est affaissé d'un demi-mètre). Puis, il y a deux semaines, nouvelle tuile: les inspecteurs ont subitement fermé l'autoroute South Mall, qui mène au pont. Ils venaient de découvrir des fissures de 3 m dans ses piliers.

«Faute de ressources, nous réparons nos infrastructures au ruban adhésif, puis nous passons à autre chose jusqu'à ce qu'un accident survienne», a alors dénoncé Mike Elmendorf, président de la section new-yorkaise de l'Associated General Contractors of America.

«Lorsqu'il y a des coupes de budget, la première chose qui saute, c'est l'entretien. C'est la même histoire partout. Les Américains ont de quoi être inquiets, c'est sûr», confirme l'ingénieur québécois Michel Bruneau, qui le constate de près puisqu'il est professeur à l'Université de Buffalo.

Dans les années 2000, le nombre de défaillances majeures touchant un pont a carrément quadruplé en Amérique du Nord et en Europe, selon une étude de l'ingénieur en fiabilité James McLinn, publiée dans l'Annual Technology Report de l'Institute of Electrical and Electronics Engineer (IEEE).

Les derniers rapports de la Federal Highway Administration américaine ne sont guère plus rassurants. En 2010, aux États-Unis, un pont sur quatre a été noté «déficient» parce qu'il ne suffisait plus à la tâche ou que sa structure était abîmée. En zone urbaine ou dans le nord-est du pays - où le climat ressemble à celui de Montréal -, c'est pire: un pont sur trois, voire sur deux, doit être surveillé étroitement.

«Rien que pour les ponts, il faudrait chaque année 6,5 milliards de plus (c'est-à-dire 60% de plus que ce dont on dispose actuellement) pour combler le fossé entre les besoins réels et les fonds accordés», estime le nouveau président de l'Association américaine des ingénieurs civils, Andy Herrmann.

Des tragédies

En attendant, certains ponts finissent sous le pic des démolisseurs. Jusqu'en 2009, l'État de New York avait aussi son pont Champlain, qui enjambait le lac du même nom jusqu'au Vermont. Il y a un an et demi, on l'a fermé du jour au lendemain pour le démolir: ses piliers risquaient de s'écrouler.

Ailleurs, on n'est pas intervenu à temps. En 1989, un New-Yorkais est mort lorsqu'un bloc de béton s'est détaché de l'autoroute surélevée Franklin D. Roosevelt et a traversé son pare-brise alors qu'il roulait sur la voie de desserte. New York a installé des filets de sécurité depuis.

À Boston, en juillet 2006, un panneau de presque 3 tonnes s'est détaché du plafond du nouveau Central Artery Tunnel et a tué une femme. L'entrepreneur l'avait mal fixé. Peu après, les lampes du tunnel se sont mises à tomber.

L'année précédente, près de Pittsburgh, en Pennsylvanie, la poutre d'un pont d'étagement au-dessus de l'autoroute I-70 a cédé à cause de la corrosion. La chaussée a plié et s'est écrasée en forme de V sur les voies. Une femme et deux enfants ont miraculeusement survécu après avoir percuté ces 120 tonnes de béton.

Mille fois plus médiatisé, l'effondrement du pont de Minneapolis a fait 15 morts à l'été 2007. Sa structure était déficiente et des travaux l'avaient soumis à une charge excessive.

En octobre 2009, des travaux ont de nouveau causé une catastrophe sur le pont qui relie Oakland et San Francisco. Le vent a projeté 2,5 tonnes de métal sur les voies, en pleine heure de pointe. Les autorités avaient fait rafistoler une fissure et venaient de rouvrir le pont à la hâte. Miraculeusement, personne n'a été tué.

«À la suite d'un événement très médiatisé, les gens s'inquiètent, mais ils ont la mémoire courte», déplore le professeur de génie Joseph L. Schofer, qui dirige l'Infrastructure Technology Institute à l'Université Northwestern de Chicago. «On prend du retard dans l'entretien, et c'est sérieux», estime-t-il pourtant, inquiet à l'idée que les déboires économiques des États-Unis n'accentuent le problème.

Obsédés par leur cote de popularité, les politiciens préfèrent inaugurer du neuf plutôt que de réparer du vieux, et ils ne veulent surtout pas hausser les impôts, dénoncent les experts. Les taxes américaines sur l'essence n'ont pas augmenté depuis 1993, illustre le professeur Schofer, alors que, dans l'intervalle, le coût des routes a pratiquement doublé. «C'est insensé, dit-il. Dans tous les autres domaines, si le coût d'un produit double, le vendeur augmente son prix.»

«Les Américains ne veulent pas que la dette s'accroisse, mais les autoroutes sont déjà là, on ne peut pas les laisser s'écrouler», renchérit l'ingénieur civil Jerome S. O'Connor, qui a quitté le département des transports de l'État de New York pour s'occuper du programme des ponts à l'Université de Buffalo.

La semaine dernière, l'Association américaine des ingénieurs civils a tenté de prendre les Américains par les sentiments en prédisant une hausse du coût des déplacements ainsi que des pertes astronomiques, d'abord de productivité, à cause des bouchons et des retards, puis de revenus, d'exportations et d'emplois.

«À la campagne, on cesse déjà d'asphalter les routes. Elles redeviennent en gravier parce qu'on n'a plus d'argent pour les entretenir», souligne le professeur Schofer.

Au Canada

Les Canadiens sont dans le même bateau, soutient le vice-président de la Fédération canadienne des municipalités et maire de Lachine, Claude Dauphin. Ni sa Fédération, ni Transports Canada ne tiennent un registre des incidents déjà survenus. On sait tout de même qu'à Sudbury, en Ontario, un pont en réparation s'est effondré en 2004, en raison de la négligence de l'entrepreneur.

«L'usure est aussi un problème, insiste M. Dauphin. On se bat depuis des années pour financer le renouvellement des infrastructures délabrées. Ce qui arrive à Montréal prouve qu'on a raison depuis le début. Cela pourrait arriver ailleurs. Il ne faut plus attendre.»

À Toronto, un théâtre et des murs se sont déjà écroulés. Sur les routes, les ratés sont pour l'instant moins fréquents et moins graves qu'à Montréal, constate David Rider, chef de la couverture municipale au quotidien Toronto Star. «Mais tout le monde à l'hôtel de ville sait qu'il y a un problème avec les infrastructures et que les coûts ne cessent d'augmenter», précise-t-il.