Le notaire Pierre-Benoit Forget vient de faire un gros coup d'argent avec la terre de deux cultivateurs de Terrebonne âgés de 79 et 85 ans. Le même jour, il a acheté la terre et l'a revendue... 475 000$ de plus.

Le domaine est situé dans un secteur chaud de Terrebonne, près de la future gare du train de l'Est, qui reliera Mascouche au centre-ville de Montréal. Il fait 6,9 millions de pieds carrés, soit l'équivalent de 120 terrains de football.

La terre est encore zonée agricole, mais les spéculateurs misent sur le dézonage rapide du secteur. Le projet résidentiel le plus près est d'ailleurs situé à moins de 250 mètres de la terre.

Dans cette histoire, les deux cultivateurs et les acheteurs sont très mal à l'aise. Ils n'osent pas se plaindre et demandent qu'on taise leurs noms. Au bout du compte, les faits demeurent: le notaire a acheté la terre pour la somme de 1,8 million de dollars et l'a revendue le même jour pour 2,275 millions, empochant un profit de 475 000$.

Pierre-Benoit Forget est l'ancien maire de Deux-Montagnes. Il a été le premier citoyen de cette ville pendant 15 ans, de 1990 à 2005. Il est aujourd'hui l'un des deux associés de l'étude de notaires Forget&Pagé.

Les deux cultivateurs sont âgés de 79 et 85 ans. La terre leur a été léguée par la famille, qui l'avait acquise dans les années 20. Elle a servi de ferme laitière depuis leur enfance jusqu'à la retraite, il y a quelques années. C'est l'agent immobilier René Brisebois qui a pris conatct avec eux. C'est aussi lui qui a représenté les intérêts de Me Forget et qui a négocié la deuxième transaction avec les acheteurs finaux, qu'on appellera Blouin. L'affaire s'est négociée sans que les Blouin connaissent la présence de l'intermédiaire Forget entre eux et les deux cultivateurs.

Tout a commencé en décembre 2010. Quelques jours avant Noël, l'agent René Brisebois fait signer l'offre d'achat aux deux vieillards. L'offre représente un gros cadeau pour eux: 1,8 million. L'acheteur est une société à numéro contrôlée par Me Forget.

La transaction est conditionnelle à ce que la maison des deux cultivateurs, à la limite de la terre, soit séparée du reste, car ils veulent conserver leur logis. «On trouvait que le prix avait du bon sens. Et M. Brisebois s'est pris seulement 2% de commission, payée par Me Forget», nous ont expliqué les deux cultivateurs, que nous avons rencontrés.

Une fois la promesse de vente en main, l'agent René Brisebois entreprend des négociations avec les acheteurs finaux, les Blouin, au nom de la société à numéro de Me Forget.

Selon le représentant des Blouin, à qui nous avons parlé, l'agent immobilier disait que les deux cultivateurs «n'étaient pas faciles à négocier», alors qu'en réalité, le vendeur était dorénavant le notaire Forget. «On pensait que Me Forget était le notaire qui aidait les deux personnes âgées à faire la transaction, leur homme de confiance», nous assure le représentant des Blouin au téléphone.

Les Blouin ont fini par signer à 2,275 millions en février, une offre conditionnelle, elle aussi, à ce que les autorités acceptent que la maison soit légalement séparée de la terre.

Les mois passent, le dézonage de la maison est autorisé et les parties sont enfin convoquées devant le notaire le 11 août. Le notaire désigné pour officialiser la transaction n'est pas Pierre-Benoit Forget, puisque le code de déontologie interdit une telle chose lorsque le notaire est une des parties intéressées.Acheteurs et vendeurs se rendent tout de même dans les bureaux du notaire Forget. C'est son associé, Jean-Luc Pagé, de la même étude de notaires, qui est désigné pour boucler l'affaire.

Sur place, les Blouin et les cultivateurs découvrent le pot aux roses. D'abord, les deux personnes âgées se rendent compte qu'il y a un deuxième acheteur. Et les Blouin comprennent qu'ils n'achètent pas la terre des mains des cultivateurs, mais de celles de Me Forget. «Nous avons été surpris. On ne nous avait pas dit que Me Forget avait des partenaires pour acheter la terre», nous disent les cultivateurs.

Même surprise du côté des Blouin. «J'ai été étonné, mais que veux-tu qu'on fasse? nous dit le représentant des Blouin. Nous avions accepté l'offre et nous étions prêts à payer ce prix, alors on a fait la transaction.»

Fait curieux, les deux transactions ont été signées le même jour à l'étude de notaires Forget&Pagé, mais les documents officiels du registre foncier ne portent pas la même date. La première transaction est datée du 11 août et la seconde, du 12 août.

Pierre-Benoit Forget et son notaire associé, Jean-Luc Pagé, n'ont pas répondu aux appels de La Presse, pas plus que l'agent immobilier René Brisebois.

Nous avons communiqué avec l'Organisme d'autoréglementation du courtage immobilier (OACIQ), mais sa représentante ne veut pas se prononcer sans avoir analysé tous les détails de l'affaire. Même mutisme à la Chambre des notaires. «Le dossier a été porté à notre connaissance, mais nous ne pouvons pas faire de commentaires. Le Code des professions nous interdit même de dire si une demande d'enquête a été faite au syndic», dit Antonin Fortin, porte-parole de la Chambre.

Les deux organismes pourraient enquêter, mais il faudrait une plainte d'une des parties. Or, les deux cultivateurs ne veulent pas se plaindre. «On ne veut pas de trouble, surtout rendu à notre âge», plaident-ils, craignant pour leur sécurité. Quant aux Blouin, des hommes d'affaires, ils ne veulent pas faire de vagues avec cette histoire.

En somme, les autorités risquent de rester inactives devant cette affaire malgré son caractère particulier.