Jeudi soir, au terme de la soirée électorale en Ontario, tous les candidats conservateurs ont mordu la poussière à Toronto. Les analystes n'ont pas mis de temps à en identifier la cause: Rob Ford. Un an après son élection à la mairie de la plus grande ville du pays, le politicien conservateur n'a pas gagné d'adeptes. Au contraire. S'il avait réussi à polir son image le temps d'une campagne électorale, il a retrouvé ces derniers mois l'attitude imprévisible, souvent grossière, qui le caractérise. Portrait.

Le vernis, d'une certaine façon, a fini par craquer.

Il y a un an, le conseiller municipal Rob Ford a remporté 47% des voix à l'élection à la mairie de Toronto, contre 36% pour son plus proche rival. Une victoire sans appel marquée par un message simple (Stop the gravy train, autrement dit, «il faut couper dans le gras») porté par un candidat venu de la banlieue qui promettait de faire le ménage à l'hôtel de ville.

Ce n'était pourtant pas joué d'avance. Les 10 années de Rob Ford au conseil municipal lui avaient donné une réputation de conseiller bouillant, voire intempestif, dont les déclarations fracassantes dévoilaient des préjugés sexistes ou racistes. Sans parler d'une arrestation en Floride pour conduite en état d'ébriété en 1999, une pour possession de marijuana aux États-Unis (une accusation qui a été retirée) et un appel au 911 de sa femme pour violence conjugale (plainte qu'elle a finalement abandonnée).

Mais Rob Ford avait réussi à tout faire oublier.

«Sa campagne a été très efficace, se souvient Peter Graefe, de l'Université McMaster. Il a réussi à ne pas se poser comme un démagogue, mais plutôt comme celui qui vient de l'extérieur pour faire le ménage. Au début, il a réussi à maîtriser ses tendances plus agressives. Mais depuis quelques mois, il y a eu un effritement.»

Conseiller frugal, maire généreux

Difficile de décrire le maire de Toronto sans tomber dans la caricature. Son visage rougeaud, son tour de taille imposant, ses manières rustres font rouler les yeux de ses détracteurs. Fils cadet d'un ancien député progressiste-conservateur ontarien, Robert Ford, 42 ans, a été élu pour la première fois en 2000 comme conseiller municipal d'Etobicoke - une ville de banlieue du Nord-Ouest, fusionnée avec Toronto. Il garde en même temps un pied dans l'entreprise familiale Deco Labels and Tags, un important fabricant d'autocollants, aimants et affiches commerciales à l'échelle de l'Amérique du Nord. Marié, père de deux enfants, c'est un amateur de football.

Proche des électeurs de son district, le conseiller Ford était réputé pour téléphoner lui-même aux citoyens qui se plaignaient d'un problème. En 10 ans, a-t-il répété en campagne électorale, il a rappelé 200 000 citoyens (il dit avoir gardé les noms et numéros de tous ces appels dans un coffre bancaire). Il était connu également pour la frugalité de son allocation de dépenses - il a dévoilé publiquement certaines dépenses «extravagantes» de conseillers, ce qui a nourri la colère de citoyens envers le «gaspillage» à l'hôtel de ville.

Quand il a proposé de faire le ménage à la mairie de Toronto, beaucoup d'électeurs ont été séduits. «Dans la région torontoise, dit Peter Graefe, le salaire médian n'a pas augmenté depuis 25 ans. La seule façon pour les gens d'avoir plus d'argent, c'est de baisser les impôts. La fantaisie voulait que Ford allait trouver un océan de gaspillage, et qu'il allait geler ou baisser les impôts sans sabrer les services.»

«Les gens qui ont voté pour lui ont cru qu'il allait effectivement arrêter le gaspillage, dit Greg Attel, ouvrier rencontré rue Yonge. Et ils ont cru que ça allait leur donner plus d'argent dans les poches.» Pour certain, ç'a été le cas: après avoir éliminé une surtaxe annuelle de 60$ pour l'immatriculation des véhicules torontois, le maire Ford a envoyé 147 000 chèques de remboursement en début d'année. Une «victoire pour les contribuables», a déclaré le maire au moment de mettre les chèques à la poste.

Pas d'autorité, pas de plan de match

Mais pour honorer sa promesse d'en finir avec le gaspillage, il fallait en faire plus. La promesse de ne pas toucher aux services a commencé à ne plus tenir la route. À la suite de la publication d'un rapport sur les finances de la Ville, Rob Ford a laissé courir toutes sortes de rumeurs sur les mesures qui pourraient être adoptées. On a évoqué la fermeture de bibliothèques et de fermes éducatives, la privatisation d'institutions municipales - dont des théâtres et le zoo - ou la vente rapide à des promoteurs de terrains du port au mépris de l'agence qui en planifiait la mise en valeur.

«Il y a beaucoup de gens qui ont cru Rob Ford quand il a dit qu'il n'y aurait pas de baisse de services ni de hausse d'impôts parce qu'il y avait du gras partout», dit Michael Hollett, qui dirige l'hebdomadaire Now. «Eh bien, il n'a pas trouvé de gras. Les gens qu'il a engagés pour en trouver lui ont dit que, pour obtenir l'argent désiré, il devait faire des coupes. Et il a répondu: «D'accord!» Alors, que fait-il de toutes ses promesses?»

Matt Elliott, qui tient un blogue sur la politique municipale torontoise, n'a pas voté pour Rob Ford et partage peu de ses idées. Mais il s'applique à observer le plus honnêtement possible son administration. Son verdict: Rob Ford manque d'autorité.

«Il a peur de paraître comme le méchant. Si au moins il se battait avec conviction pour des choses auxquelles il croit, ç'aurait du sens», dit-il. Dans son blogue, Matt Elliott écrit: «En général, les électeurs de droite apprécient une approche gouvernementale paternaliste. Pensez à Stephen Harper, en chandail de laine, qui nous fait sentir qu'il a un plan économique. Le comportement imprévisible et irresponsable de Ford sur les enjeux fiscaux - en rejetant le blâme sur les autres, en adoptant des tactiques de peur au lieu de solutions constructives - ne suscite aucun sentiment de confiance ou de sécurité. Il n'y a pas d'autorité là-dedans.»

Pas de logique non plus, estime l'économiste Frank Clayton, attablé dans un café du centre-ville. «Un cow-boy», résume-t-il, tout en précisant être lui-même conservateur. Il partage beaucoup de constats avec Ford, notamment sur les sommes délirantes affectées au lotissement des rives et le remplacement du projet de tramway par la prolongation d'une ligne de métro. «Mais Ford n'a pas de plan de match», dit-il. Au lieu de parler de fermer des bibliothèques, suggère M. Clayton, le maire Ford aurait pu proposer de revoir leur mission pour voir comment il est possible d'offrir le service à coût moindre.»

Le feuilleton du budget s'est ajouté à d'autres couacs médiatiques qui n'ont rien fait pour polir son image. Le week-end du 1er Juillet, par exemple, il a préféré rester au chalet familial plutôt que de participer au traditionnel défilé de la fierté gaie de Toronto. Et par deux fois, au cours des derniers mois, des citoyens l'ont vu en train d'utiliser son téléphone cellulaire au volant (une femme l'a même accusé de lui avoir fait un doigt d'honneur après qu'elle lui eut reproché son comportement).

Après avoir atteint 60% en février, le taux de satisfaction des Torontois avait dégringolé à 42% en septembre. Bref, constate Peter Graefe, «on se retrouve aujourd'hui devant le Rob Ford qu'on a connu au conseil municipal pendant 10 ans».

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IL A DIT:

«Il faut voir les voies réservées aux cyclistes comme une baignade avec les requins. Tôt ou tard, vous allez vous faire mordre. Et chaque année, nous avons des douzaines de personnes qui se font heurter par des voitures ou des camions. Eh bien, il ne faut pas s'en étonner. Les routes sont construites pour les autobus, les voitures et les camions. Pas pour les bicyclettes. Mon coeur saigne pour eux quand j'entends qu'un cycliste s'est fait tuer, mais en fait, c'est de leur faute. - Mars 2007

«Si vous n'utilisez pas de seringue et que vous n'êtes pas gai, vous n'aurez probablement pas le sida. (Pendant une discussion sur un programme de prévention du sida) - Juin 2006

«Pour qui tu te prends? Es-tu un cr... de prof? ... Veux-tu que ta petite femme s'en aille en Iran pour se faire violer et tuer? (Lors d'une altercation avec un couple qui lui avait demandé de baisser le ton dans les gradins lors d'un match de hockey. M. Ford a reconnu plus tard qu'il avait trop bu et s'est publiquement excusé.) - Avril 2006

«Elle est insignifiante. Un gaspillage de temps. Un gaspillage de peau. (à propos d'une conseillère municipale) - Juillet 2005

L'autre Ford

Impossible de parler de Rob Ford sans souligner l'influence de son grand frère, Doug. Car depuis un an, Toronto a une sorte de mairie bicéphale.

Doug Ford a remplacé son frère comme conseiller du district d'Etobicoke. Principal collaborateur du maire, il a notamment été celui qui a lancé publiquement des propositions controversées pendant que le maire restait silencieux derrière lui. Certains de ses «ballons» ont été spectaculairement crevés, évitant que le maire ne soit directement éclaboussé. «Je pense qu'il joue ce rôle, mais je me demande aussi s'il n'est pas le cerveau de l'opération», dit Peter Graefe, de l'Université McMaster.

Rob Ford, note l'analyste, «est moins habile pour répondre aux questions de manière conséquente. Jusqu'ici, le maire semble avoir du mal à expliquer sa vision qui lui permettrait de récolter des appuis. Mon hypothèse est que Doug Ford a peut-être une vision stratégique, et c'est lui qu'on envoie en avant pour l'expliquer». Un promoteur cité récemment par le Toronto Star a raconté avoir rencontré Doug Ford au lieu du maire pour un projet immobilier. «Nous ne savons pas trop quel est son rôle. On dirait qu'il parle au nom du maire.»

Mais Doug Ford n'a pas manqué lui non plus de se mettre les pieds dans le plat. L'une de ses bourdes les plus notables de la dernière année l'a opposé à l'écrivaine Margaret Atwood - sommité de la littérature canadienne, lauréate du Booker Prize et traduite en plus de 40 langues. Celle-ci s'est opposée farouchement à la fermeture de bibliothèques comme solution à la crise des finances. Doug Ford n'a pas été impressionné par la sortie de son illustre concitoyenne. «Je ne la connais même pas. Si elle venait me voir, je n'aurais aucune idée de qui elle est.»

Photo: archives The Toronto Star

Doug Ford