Le régisseur de la Régie du bâtiment du Québec (RBQ) vient d'imposer une suspension de licence réduite à un entrepreneur qui avait fraudé le fisc, entre autres au prétexte qu'une trop lourde sanction paralyserait des chantiers en cours, ce qui aurait un impact négatif sur la population.

Le 14 octobre, ce même régisseur va se pencher sur le cas de Construction Louisbourg ltée, puis ensuite Simard Beaudry Construction inc. (enquête de la RBQ non terminée), deux entreprises du groupe de Tony Accurso, désormais dirigées par sa fille Lisa, reconnues coupables de fraude fiscale.

En vertu de la loi, le régisseur peut annuler, suspendre ou même restreindre les licences de ces firmes.Toutefois, c'est une nouvelle société soeur, Louisbourg SBC, titulaire d'une licence distincte, qui obtient désormais la plupart des gros contrats publics.Mais advenant une condamnation par la RBQ d'une des deux firmes qui se sont avouées coupables, par un effet domino prévu par la nouvelle loi 73, Louisbourg SBC pourrait elle aussi être sanctionnée si la Régie réussit à établir un lien entre ces trois firmes.

Dans le milieu de la construction, l'empire Accurso est considéré comme un géant, pour certains incontournable et irremplaçable, réputé pour la qualité d'exécution de ses travaux. Alors, le Québec peut-il se passer de lui?

«Incontournable, le mot est faible, estime l'entrepreneur Paul Sauvé. C'est un acteur colossal, le pipeline des grands travaux du Québec, avec un parc d'équipement énorme, des contacts incroyables, surtout à la FTQ, et une influence sur les prix en vigueur sur le marché. Personne ne peut l'éviter. Il a vite compris la "game".»

«Important, bien organisé, mais pas irremplaçable», tempère Gisèle Bourque, directrice générale de l'Association des constructeurs de routes et grands travaux du Québec, dont les firmes de Tony Accurso étaient membres jusqu'à tout récemment.

Dans le registre des entreprises du Québec, l'empire bâti par Tony Accurso est imposant, avec de multiples entités. La plupart sont désormais administrées par Lisa Accurso, sa fille. Selon la Commision de la construction du Québec, la société en commandite Louisbourg SBC, qui chapeaute une dizaine d'entreprises dont Simard-Beaudry Construction, Construction Louisbourg, Construction Marton, Banister Pipeline et Montage d'acier International, était en 2010 le deuxième employeur en matière d'heures travaillées (892 677 heures) derrière Ganotec, qui exerce presque exclusivement dans le domaine industriel. Louisbourg SBC a été immatriculée en août 2008.

Une autre société liée à la famille Accurso, Gastier M.P. Inc (industriel, énergie, etc), se glisse aussi au quatrième rang du même palmarès (662 000 heures travaillée).

Bonne réputation technique

Depuis 1990, le groupe de Tony Accurso a obtenu pour environ 1 milliard de dollars de contrats publics au Québec, dont les deux tiers accordés par le ministère des Transports. Selon The Gazette, les entreprises du groupe Accurso sont les premières bénéficiaires des contrats à Montréal depuis 2006. À Laval, de 2001 à 2008, Construction Louisbourg et Simard Beaudry ont raflé le quart des contrats.

À cela, il faut ajouter les contrats au fédéral, ceux en sous-traitance et les contrats au privé, méconnus du public, qui vont des projets résidentiels (tours de condos de prestige à Montréal entre autres pour le Groupe Lépine) et industriels d'envergure (Bombardier, Labatt, Shell, etc.) à l'implantation d'un système ultrasécurisé de traitement des bagages à l'aéroport Montréal-Trudeau et le domaine de la santé (pavillon d'oncologie du Royal Victoria) .

Selon Gisèle Bourque, la très bonne réputation des entreprises de Tony Accurso en ce qui concerne la qualité d'exécution des travaux et le respect des délais a largement contribué à leur «envolée». Au MTQ, on confirme qu'elles ne sont pas inscrites sur la liste noire des mauvais entrepreneurs («Évaluation de rendement insuffisant») et aucun retard ne serait à signaler sur les chantiers en cours.

À la Régie du bâtiment (RBQ), on dénombre trois licences attribuées à Louisbourg SBC société en commandite, Construction Louisbourg ltée et Simard-Beaudry Construction inc. Dans un premier temps, seules les deux dernières, reconnues coupables de fraude fiscale en décembre 2010, sont menacées de retrait, suspension ou restriction par la Régie du bâtiment. Si c'est le cas, en vertu des dispositions de la nouvelle loi 73, la RBQ pourrait ouvrir une autre enquête pour démêler la toile d'araignée et sanctionner Louisbourg SBC si elle établit un lien entre toutes ces sociétés. Mais le magnat de la construction pourrait plaider, comme Terramex récemment avec succès, les dommages pour la population qu'entraîneraient de telles sanctions.

À plusieurs reprises ces dernières semaines la ministre du travail n'a pas caché son intention de donner un tour de vis supplémentaire à la Loi 73 dans un délai très court, afin de réparer certaines «aberrations». La Loi 15, qui a créé l'UPAC, prévoit qu'une entreprise reconnue coupable peut être bannie des contrats publics pour une durée de cinq ans maximum dès lors que son nom est inscrit dans un registre tenu par le Conseil du Trésor. Au fédéral, le code de conduite de Travaux Publics Canada prévoit que toute condamnation, entre autre pour fraude envers le gouvernement et souscription à une caisse électorale, «peut rendre innadmissible à l'attribution d'un contrat» sans limite de durée.

«Ce serait l'Irak»

Ainsi, que se passerait-il sur le terrain advenant la suspension ou la radiation de la licence du groupe Accurso? Les avis sont partagés. «Ça causerait une catastrophe, prédit Paul Sauvé. Ce serait l'Irak! Jamais le gouvernement ne fera ça. Tony Accurso est le seul au Québec capable de prendre tout cet ouvrage.» À la Ville de Montréal, on dit «suivre la situation de près» et «prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter une paralysie des chantiers ou encore le prolongement excessif de ceux-ci».En décembre dernier, la présidente du Conseil du Trésor, Michèle Courchesne, avait balayé tout scénario catastrophe en rappelant que toute entreprise qui fait affaire avec le secteur public doit fournir un cautionnement d'exécution.

Le cautionnement est une assurance pour la continuité des travaux qui prend le relais dès que l'entrepreneur est dans l'impossibilité d'accomplir son travail. Première solution: la caution confie l'ouvrage à d'autres entreprises. Mais la passation du flambeau sur le terrain ne se fait pas si facilement. La solution la plus efficace, ont expliqué à La Presse des interlocuteurs du milieu, est de muter tous les employés de la firme en défaut dans une nouvelle entreprise ou une société déjà existante. La caution achèterait aussi le matériel. Les répercussions sur les chantiers sont infimes. Cela implique une pleine collaboration entre la caution et son client.

Mais selon plusieurs de nos sources, le spectre de la paralysie plus ou moins longue des grands chantiers est bien réel.

L'exemple le plus récent est celui d'Infrabec, de la famille Zambito. En février 2010, ses deux dirigeants ont été arrêtés par l'escouade Marteau à la suite d'une enquête à Boisbriand. Trois mois plus tard, la firme s'est retrouvée en faillite et sept de ses chantiers à Laval et à Montréal (pour un total de 28 millions) ont été paralysés pendant près de trois mois, le temps que la caution fasse un appel d'offres privé afin de charger une autre entreprise d'achever les travaux. Et il ne s'agissait pas de chantiers de la même ampleur.

Au final, Accurso pourrait se résoudre à vendre ses entreprises, et leurs carnets de commandes bien garnis, à des étrangers, en particulier français ou espagnols déjà très présents au Québec (DJL, Sintra, Acciona, etc) a t-on indiqué à La Presse. Aucun de ces scénarios n'effraie Gisèle Bourque: «En cas de cautionnement, les autres entreprises vont se partager ça entre elles. Et l'arrivée d'un autre joueur étranger ici, dans l'éventualité d'une vente, n'est pas problématique. Personne n'est irremplaçable.»

Le groupe de Tony Accurso a fait savoir qu'il réserve ses commentaires pour l'audience devant la Régie du Bâtiment vendredi.

Chiffres clés

1 milliard de chiffre d'affaires annuel estimé

1 milliard de contrats publics depuis 1990

Emploie jusqu'à 3500 personnes

Plus important entrepreneur en génie civil et voirie

1 555 668 heures travaillées en 2010

Tony Accurso, c'est aussi...

Marton Immeubles résidentiels (important projet de condos en cours à Ville Saint-Laurent)

Immeubles de bureaux

Centres commerciaux

CHSLD et centres de santé

Gastier Électricité et mécanique industrielle

Transport d'énergie

Montage d'acier international

Usines de pétrochimie et de traitement des minéraux

Ponts, aéroports, chemins de fer et maritime

Prestige Energis (partenaire)

Tours météorologiques et parcs éoliens (Nombreux projets au Canada et aux États-Unis)