Michelle Dionne est directrice de la Protection de la jeunesse et du centre jeunesse de Montréal-Institut universitaire

1 Qu'avez-vous trouvé le plus difficile depuis le début du procès Shafia?

Le plus difficile dans ce genre de situation, c'est pour les intervenants. Ils sont très conscients qu'on n'est jamais complètement à l'abri de ce genre de drame. Ils se disent: je ne veux pas que ça m'arrive. Jamais. En même temps, dans notre approche, il faut revenir à l'importance d'apprécier les facteurs de risque de protection et de ne pas glisser dans une approche défensive.

2 Vous avez déclaré que cette affaire vous a forcée à faire une remise en question de vos pratiques. Qu'allez-vous changer concrètement?

Notre réflexion touche plusieurs aspects. Le registre des enfants signalés, qui est entré en application le 1er mai 2009, doit être utilisé systématiquement. C'est un enjeu. Ensuite, il y a la question des crimes d'honneur et des abus liés à des groupes culturels particuliers. On était déjà sensible aux questions de domination et de contrôle parental, mais jamais on n'avait en tête la possibilité d'un crime d'honneur. Cet événement nous a forcés à parler autrement de gestion de risque. La diversité culturelle existe depuis plusieurs années, on est outillés pour y faire face, mais les événements nous ont menés à vouloir réactiver des choses. Le personnel roule et il est important de refaire le point sur ces questions.

3 Le crime d'honneur ne date pas d'hier et pourtant, vous dites que cette possibilité n'était pas du tout dans votre esprit lorsque vous avez abordé l'évaluation du dossier Shafia. Comment expliquer cela?

C'était une réalité théorique. Nous savions que ça existait, mais nous n'avions jamais été confrontés à cela dans le cadre d'une intervention de la protection de la jeunesse. On avait toutes sortes de représentations en tête, mais ce n'était pas celles auxquelles nous avons été confrontés. On peut s'imaginer toutes sortes de choses sur la manière dont ça se vit: des filles soumises, voilées, etc. Or, ce n'était pas du tout le cas dans cette famille-là.

4 La DPJ est-elle plus réticente à intervenir dans des familles immigrantes, surtout quand elle n'en comprend pas les codes?

À l'inverse, quand on est dans le doute, on adopte une position plus prudente. J'aime mieux assumer le fait d'avoir choisi la voie plus restrictive que l'inverse.

5 Avec le recul, les gens se demandent pourquoi vous n'avez pas retiré les enfants de leur famille. Auriez-vous pu le faire?

Quand on a demandé à un intervenant d'aller visiter les Shafia, on n'excluait pas un retrait du milieu. La situation nous avait suffisamment alarmés et nous voulions évaluer les enfants, leur état d'esprit psychologique, leur comportement, leur vulnérabilité, etc. Quand l'intervenant est arrivé, les enfants étaient calmes, les parents aussi. À la question: «Dans l'immédiat, sommes-nous inquiets pour la sécurité des enfants?», nous avons répondu non.

6 Que feriez-vous différemment aujourd'hui?

Ce qu'on fait déjà, c'est-à-dire se questionner davantage quand on est devant un cas de domination où le jeune n'est pas libre de ses choix. On sait maintenant que les apparences sont trompeuses et qu'il faut aller plus loin que la première impression. Quand nous sommes allés rencontrer les enfants Shafia, les parents étaient revenus à la maison, le système se refermait. Or, dans une situation d'abus, on va exiger de rencontrer les enfants dans un lieu neutre afin de voir s'il se cache une autre dynamique.

7 Êtes-vous bien outillé pour offrir des services égaux aux immigrants et aux Québécois de souche?

La Loi de la protection de la jeunesse s'applique pour tous les enfants, sans compromis. Ensuite, il faut savoir interpréter la complexité de la situation. Je vous donne un exemple: aujourd'hui, j'ai rencontré un de mes chefs qui est en train d'évaluer le cas d'une famille qui vient d'Afrique et qui croit à la sorcellerie. Ils veulent protéger leur enfant des mauvaises âmes et si, au départ, leur intention est bonne, de notre point de vue à nous, ils font des choses très dangereuses. Par quel bout on prend ça? Est-ce que la sorcellerie est vraiment typique de cet endroit ou est-ce lié à un problème de santé mentale? Par prudence, nous avons confié l'enfant à quelqu'un et nous sommes à la recherche d'un consultant culturel qui pourrait nous éclairer. On le cherche depuis mardi et au moment où je vous parle, on ne l'a toujours pas trouvé.

8 Si vous retirez des enfants d'une famille musulmane, par exemple, avez-vous les ressources nécessaires pour le placer dans une famille d'accueil musulmane?

Nous avons dans notre banque des familles d'accueil de cultures différentes, mais pas de toutes les cultures. Des fois, c'est contre-indiqué de placer un enfant dans une famille issue de la même communauté. Il peut y avoir des enjeux politiques, des gens d'allégeance différente qui ne veulent pas que leur enfant soit confié à tel ou tel clan. Certaines communautés sont tissées serré et le fait de placer un enfant dans une famille de la même communauté ajoute à la honte de vivre notre intervention, déjà excessivement douloureuse pour eux. Enfin, pour certaines familles immigrantes, le placement dans une famille québécoise est le pire des scénarios. Cela dit, on n'a pas six familles en attente de jumelage pour chaque placement. On manque de familles et nos possibilités sont restreintes.

9 Quelle est la formation spécifique de votre personnel à ce sujet?

Nos intervenants sont tous des bacheliers et souvent, il y a un volet ethnoculturel dans leur formation. Chez nous, ils reçoivent une formation de trois jours en intervention en contexte ethnoculturel. Nous avons également des instances de consultation qui permettent de discuter de certains cas. Enfin, nous avons une banque de consultants lorsque nous avons besoin d'un éclairage ethnoculturel particulier. Il n'est pas réaliste de croire que nous pouvons maîtriser toutes les cultures de Montréal.

10 Diriez-vous que l'immigration complique votre tâche?

Je dirais plutôt que la réalité de la diversité culturelle à Montréal rend notre travail plus complexe. En même temps, elle apporte beaucoup de richesse.

TWITTER +1 par La Table de concertation en violence conjugale et agressions à caractère sexuel de Laval@TCVCASL

Est-il réaliste de croire que les protocoles seront modifiés et les intervenants, correctement formés dans un contexte de coupes?

La formation existait avant et existe encore. C'est vrai qu'il y a des coupes de budgets, mais on ne touche pas à la formation, c'est fondamental et incontournable.