Il n'y a jamais eu autant de sans-abri dans le métro, surtout dans les stations du centre-ville. Ils sont plus nombreux, mais aussi plus violents. La rue se radicalise, le métro aussi. Seulement 20 policiers patrouillent dans les 64 stations du réseau, un nombre nettement insuffisant. Notre journaliste Michèle Ouimet s'est promenée dans le métro et au centre-ville. Constat.

Les stations de métro sont prises d'assaut par les sans-abri, surtout celles qui jalonnent le centre-ville: Place-des-Arts, McGill, Bonaventure, Atwater.

Certains dorment sur des bancs ou par terre, enroulés dans une couverture, un chien à leurs pieds. Autour, des bouteilles de bière vides et des papiers gras. D'autres mendient, boivent de la bière ou fument une cigarette. Ils tuent le temps, au chaud. Beaucoup d'hommes, peu de femmes. Des autochtones, des Blancs, des Noirs.

Jamais la faune itinérante qui hante le métro n'a été aussi nombreuse.

La plupart des sans-abri sont tranquilles. Ils restent dans leur coin, cuvent leur vin ou attendent tranquillement l'ouverture des refuges. D'autres, par contre, sont agressifs. Leur agressivité est exacerbée par la drogue, l'alcool ou la maladie mentale.

Avec l'arrivée du crack, la rue s'est radicalisée. Le métro aussi. Surtout la station Bonaventure. C'est là qu'un sans-abri, Farshad Mohammadi, a été abattu par la police le 6 janvier.

«Des vendeurs de crack se sont installés à Bonaventure, affirme un travailleur de rue, Jonathan Lebire1. Les vendeurs attirent les acheteurs. La dynamique a changé. Avant, c'était tranquille ici. Plus maintenant.»

Dès l'ouverture des portes, à 5h du matin, bien avant le lever du soleil, les sans-abri entrent dans le métro pour finir leur nuit ou pour se réchauffer. Au début, il n'y en a qu'une poignée, puis leur nombre augmente. À 7h, les bancs de la station Bonaventure sont tous occupés. Une quinzaine de sans-abri sont assis ou couchés. Dans une seule entrée. Bonaventure en compte cinq.

Sur un palier qui sépare deux volées de marches, un sans-abri est affalé, jambes écartées, sourd au bruit des wagons et au va-et-vient des usagers.

La station Place-des-Arts, aussi, est envahie par les sans-abri. À la mi-janvier, j'ai croisé quatre policiers sur la mezzanine qui surplombe les quais. Ils ramassaient des bouteilles de bière vides laissées par des sans-abri.

«Certains matins, il y en a entre 30 et 50, a expliqué un des policiers. Ils boivent, ils fument et ils font pipi. Ils ont même parfois des relations sexuelles.»

Des sans-abri se piquent ou s'accouplent dans les photomatons.

Le nombre de plaintes augmente d'année en année, indique le chef de la section métro à la police de Montréal, Alain Larivière. Des plaintes provenant des usagers effrayés par les sans-abri qui boivent de l'alcool, crient ou dorment par terre ou sur des bancs.

Combien de sans-abri «fréquentent» le métro? Il n'existe aucun chiffre. Seul indice, le nombre de sans-abri dans le centre-ville: 20 000.

Et la police? Elle patrouille, mais ses effectifs sont faméliques: 20 policiers pour 64 stations. Ils interviennent délicatement, sans brusquer les sans-abri. Ils en connaissent plusieurs. S'ils ont besoin d'aide, ils appellent Urgences-santé.

Lorsqu'un sans-abri est couché, ils lui demandent de «circuler». Et ils posent souvent la même question: «Avez-vous mangé aujourd'hui?» Le sans-abri marmonne une réponse, puis il se lève péniblement, ramasse son fourbi et part en traînant les pieds. Une demi-heure plus tard, il revient et se couche de nouveau. Au même endroit.

Les 20 policiers sont épaulés par l'équipe EMRI (Équipe mobile de recherche et d'intervention en itinérance) qui est composée de six policiers, de deux travailleurs sociaux et d'une infirmière. Ils donnent un coup de pouce aux sans-abri, mais uniquement à ceux qui acceptent de recevoir de l'aide. Les autres leur échappent. Et ils sont nombreux.

«On les voit tous les jours, ça crée un lien de confiance, explique le policier Laurent Dyke, membre d'EMRI. Quand ils demandent de l'aide, il faut agir. Tout de suite. C'est là que ça se joue. Je ne peux pas les forcer, ça ne donne rien. Si j'appelle une ambulance, ils refusent le traitement.»

Comme Robert. Il est assis dans l'entrée de la station de métro Atwater. Il a 47 ans. Cheveux ébouriffés, barbe grisonnante, vêtements fripés. Il a de la difficulté à parler. Il faut tendre l'oreille pour décoder des bribes. Robert ne va pas bien. Il retrousse son pantalon pour montrer ses jambes enflées. Il ne peut pas marcher.

Un policier lui demande: «Vous avez mal? On va s'occuper de vous.»

«Non!», hurle Robert. Il ne veut pas aller à l'hôpital. Il s'agite, il a peur, ses pupilles se dilatent, les mots se bousculent dans sa bouche rebelle. Le policier essaie de le calmer. Gentiment, sans l'effrayer.

Je pars avant l'arrivée des ambulanciers. À la demande du policier. Il y a déjà trop de monde autour de Robert.

***

Jonathan Lebire connaît bien la rue. Il la sillonne tous les jours depuis deux ans. Son territoire: le centre-ville entre Saint-Laurent et Atwater. Les endroits chauds: quatre stations de métro. Atwater, Bonaventure, McGill, Place-des-Arts. Le Montréal souterrain.

Jonathan est un travailleur de rue. Et un ancien sans-abri. La rue, il la connaît comme le fond de sa poche. Grand, enveloppé dans un manteau chaud, les cheveux attachés en queue de cheval, il marche à grandes enjambées. Il connaît les entrailles des viaducs et des tunnels abandonnés où se réfugient les sans-abri, les stations de métro où ils mendient, les centres de jour où ils trouvent un peu de répit et un bol de soupe.

À 16 ans, Jonathan a troqué sa vie tranquille contre la rue. Il étouffait dans sa famille trop parfaite: la banlieue, l'auto à la porte, un père concepteur publicitaire, une mère qui avait un bon boulot.

Il a vécu dans la rue pendant cinq ans. Aujourd'hui, il a 34 ans et il parle la «langue de la rue». Tous les jours, Jonathan, le fils rebelle, passe à côté de la tour de bureaux où sa mère travaille, juchée au 34e étage. Deux mondes parallèles.

Au métro Bonaventure, Jonathan tombe sur Éric, vétéran de la rue. À ses pieds, une tasse en carton où gisent quelques pièces de monnaie. Éric est à bout de souffle. Il n'en peut plus de son errance, de son problème d'alcool qui le dévore, de sa vie «fuckée». Il ne se sent pas en sécurité dans le métro.

«Ça n'a plus d'allure, tout le monde attaque tout le monde!»

Il a été mordu par un sans-abri. Son doigt s'est infecté. Il a perdu ses antibiotiques. Éric a 42 ans. Il n'a pas eu de chance: un père «biker», une mère héroïnomane qui est morte d'une surdose dans ses bras, son père qui battait sa mère. Il vomit sa vie d'une voix précipitée.

«C'est pas pour rien que j'ai toujours consommé, dit-il. J'ai de la misère à vivre avec moi-même. On m'a dit que j'avais une personnalité limite. Je peux être high de même, pis bang! je tombe.»

«Hier, j'ai tellement bu! J'étais pété. Des fois, je veux mourir, mais je veux vivre. C'est pas une câline de vie de passer ses journées dans le métro et ses nuits dehors à -30, pas de couvertes. Je capote. J'suis pu capable, j'ai pu de contrôle. Je veux rentrer à Saint-Luc en désintox. Je veux rentrer, calvaire, j'suis pu capable!»

Jonathan l'écoute, il le calme et lui promet de vérifier si l'hôpital Saint-Luc peut l'accueillir. Il part. Éric le suit de ses yeux désespérés.

Ce jour-là, il fait froid, un froid glacial alimenté par des bourrasques. Un temps à ne pas mettre un chien dehors. Jonathan s'arrête à la Maison Benoît Labre, centre de jour pour sans-abri, à 10 minutes de marche du métro Bonaventure.

L'atmosphère de la maison est survoltée, mais Bruno, gaillard de 46 ans, avec des mains larges comme des palettes, tient les hommes d'une main ferme. Il en a vu d'autres. Bruno est un intervenant. Il a connu la rue et la prison. Lui aussi en a bavé. Il avait 3 ans quand sa mère est partie, 6 quand il a compris qu'elle l'avait abandonné pour toujours. «C'est là que j'ai bloqué. Essaie de t'élever tout seul», dit-il.

Coke, rue, vols pour payer la coke. Pendant 13 ans, il a été prisonnier de ce cercle infernal. Puis, il a connu la prison. Quand il en est sorti, il s'est dit qu'il en avait assez. «C'était l'écoeurantite aiguë.»

Bruno s'est trouvé un appartement. Il tient le coup depuis un an et demi. Lui aussi connaît le métro Bonaventure. C'est là qu'il finissait ses nuits quand il vivait dans la rue.

«C'est la pire station. C'est violent à cause de la drogue et de la boisson. La Place-des-Arts aussi est heavy. Tout près, il y a le Toit rouge [une mission qui offre des repas gratuits] et un centre pour les autochtones. Les deux stations sont branchées sur le Montréal souterrain.»

Un mélange explosif que personne ne peut contrôler. Pas même la police.

***

Bruno a revu sa mère. Il avait 17 ans. «Elle voulait coucher avec moi. Elle mélangeait l'alcool et les médicaments.» Depuis, plus rien. Trente ans de silence. L'automne dernier, il a reçu de ses nouvelles. Elle venait de mourir. C'était en octobre. Il n'a pas pleuré.

Éric, lui, va bien. Quelques jours après notre rencontre, il s'est rendu aux urgences de Saint-Luc. Son doigt le faisait trop souffrir. L'hôpital lui a trouvé une place en désintoxication. Pendant cinq jours, il a nettoyé son corps de son trop-plein d'alcool.

Quand Jonathan, le travailleur de rue, l'a revu, il avait changé. Sa fébrilité malsaine avait fait place au calme. Il se préparait à partir en thérapie. Six mois dans les Laurentides.

Il était prêt à remettre sa vie sur les rails. Il est parti, l'oeil brillant, avec l'espoir d'en finir une fois pour toutes avec sa vie fuckée.