(Ottawa) La nouvelle est passée presque inaperçue. Pourtant, elle pourrait être un signe avant-coureur que les institutions canadiennes sont ébranlées.

Une demi-douzaine de juges ont refusé l’invitation du gouvernement Trudeau à présider l’enquête sur l’ingérence étrangère que réclament les partis de l’opposition depuis des mois, rapportait mercredi le quotidien The National Post. La Presse a pu faire confirmer ces informations par des sources indépendantes.

Ces juges en poste ou à la retraite craignaient de subir le même traitement que celui réservé à l’ancien gouverneur général David Johnston, notamment aux mains du chef du Parti conservateur Pierre Poilievre, alors qu’il agissait comme rapporteur spécial indépendant sur l’ingérence étrangère, en particulier de la part de la Chine.

Les attaques du chef conservateur ont été d’une rare virulence. Il a multiplié les appels à la démission du rapporteur spécial en raison des liens de proximité avec la famille Trudeau. Au passage, il faisait fi du fait que M. Johnston avait été gouverneur général à la demande de l’ancien premier ministre conservateur Stephen Harper pendant sept ans, soit de 2010 à 2017.

« David Johnston, un copain de ski, un voisin de chalet et un ami de la famille de Justin Trudeau, s’est vu confier un faux travail par le premier ministre et a été chargé de balayer la dissimulation de Trudeau sous le tapis », a notamment réagi Pierre Poilievre le jour de la publication du premier rapport de M. Johnston le 23 mai.

« Pire encore, Johnston est membre de la Fondation Trudeau, qui a reçu 140 000 $ de dons de Pékin destinés à influencer le premier ministre et son gouvernement. Il n’est donc pas surprenant que le rapport de Johnston ne mentionne pas une seule fois la Fondation Trudeau. Il est difficile d’imaginer une personne plus compromise pour ce faux travail », a-t-il ajouté.

Après avoir essuyé plusieurs refus au cours des dernières semaines, il appert que le ministre de la Sécurité publique Dominic LeBlanc et le Bureau du Conseil privé ont finalement réussi à convaincre un juge de prendre la tête d’une enquête publique sur l’ingérence étrangère.

Une annonce à ce sujet pourrait avoir lieu d’ici quelques jours, à condition que les partis de l’opposition donnent leur aval à la candidature proposée par le gouvernement Trudeau.

Pagaille au Parlement

En s’ingérant sournoisement dans les affaires d’un pays démocratique comme le Canada, le régime communiste chinois a pour objectif, entre autres, de déstabiliser l’ensemble de ses institutions, selon les nombreux rapports rédigés sur cette question par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) au cours des dernières années.

« Les activités d’ingérence malveillantes minent le discours public et les institutions démocratiques du Canada et servent à intimider ou à contraindre des communautés canadiennes. C’est la raison pour laquelle elles constituent une menace pour la cohésion sociale, la souveraineté et la sécurité nationale du Canada », écrivait le SCRS dans son rapport annuel publié en 2022.

Les révélations au sujet de l’ingérence de la Chine durant les élections fédérales de 2019 et 2021 en février ont semé la pagaille au Parlement.

Les partis de l’opposition ont accusé le gouvernement Trudeau de ne pas avoir pris cette affaire au sérieux et d’avoir carrément fermé les yeux sur une atteinte à la souveraineté du pays. Le premier ministre Justin Trudeau s’est défendu en rappelant les mesures prises pour contrer l’ingérence étrangère depuis 2019. Il a souligné que des organismes indépendants avaient conclu que l’intégrité des deux derniers scrutins n’avait pas été mise en cause.

« Victoire tactique »

La pagaille a été telle qu’elle a entraîné la démission du rapporteur spécial David Johnston. Dans un rapport qui a fait grand bruit, ce dernier ne croyait pas opportun de tenir une enquête publique parce que l’essentiel des travaux devrait se dérouler à huis clos. Le gouvernement Trudeau a été contraint de faire volte-face sur la nécessité de tenir une enquête publique.

La tempête politique explique aussi la réticence de plusieurs juges à participer à ce qui devrait être un diagnostic de l’état de santé de la démocratie canadienne. De toute évidence, la Chine a remporté la première manche dans sa tentative d’ébranler les socles sur lesquels repose la démocratie canadienne.

« Oui, je pense que l’on peut dire que la Chine a remporté une première manche », a analysé l’expert en sécurité nationale Thomas Juneau, professeur agrégé de l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.

Mais il croit aussi que le débat sur l’ingérence étrangère qui fait rage depuis huit mois, aussi acrimonieux soit-il, constitue une étape importante dans l’éveil des élus et de la population aux risques que cela représente pour le pays.

« C’est une victoire tactique pour la Chine. Mais dans une perspective plus large, ça augure moins bien pour la Chine, dans la mesure où la pagaille qui a éclaté, c’est bon pour la Chine, mais c’était encore mieux quand personne n’en parlait. Elle pouvait continuer sa campagne de désinformation, sa campagne d’intimidation contre des membres de la diaspora et ainsi de suite sans se faire remarquer. L’absence de débat, pour la Chine, c’était probablement une situation optimale », a-t-il exposé.

Il dit ne pas être « naïf » ou « idéaliste » quant à la suite des choses.

« Tout ne sera pas réglé dans les six prochains mois. Mais il n’y a aucun doute dans mon esprit qu’à moyen et long terme, la réponse du Canada va s’améliorer en partie à cause de tous les débats publics qui mettent de la pression politique sur le gouvernement à en faire plus, comme une commission d’enquête », a-t-il soutenu.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le député conservateur Michael Chong

Il a cité à titre d’exemple la décision du ministère des Affaires étrangères de dévoiler cette semaine que le député conservateur Michael Chong avait très probablement été de nouveau la cible d’une campagne de désinformation en provenance de la Chine, en mai dernier.

Il a aussi souligné la récente décision du premier ministre de créer un Conseil de sécurité nationale, un « nouveau forum » où les ministres pourront se pencher sur les enjeux de sécurité comme l’ingérence étrangère.

« La première manche a peut-être été remportée par la Chine. Mais notre réponse va continuer de s’améliorer », a-t-il insisté.