Selon Brian Peckford, ancien premier ministre de Terre-Neuve et sympathisant du « convoi de la liberté », invoquer la Loi sur les mesures d’urgence pour chasser les manifestants du centre-ville d’Ottawa, c’est l’équivalent de « tuer une mouche avec une massue ».

Quant à lui, Tommy Douglas, premier chef du Nouveau Parti démocratique, avait jugé, il y a un demi-siècle, que promulguer la Loi sur les mesures de guerre pour mater une poignée de felquistes, c’était brandir « une massue pour casser une cacahuète ».

Bigre ! Le maniement excessif de la massue serait-il une fâcheuse habitude au sein de la famille Trudeau ?

La comparaison entre le père et le fils, en tout cas, est pratiquement inévitable. Avant Justin Trudeau, jamais un premier ministre n’avait osé invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, adoptée en 1988. Et pour cause : c’est une loi de dernier recours, qui accorde au gouvernement des pouvoirs extraordinaires.

Avant 1988, c’est la Loi sur les mesures de guerre qui était en vigueur. Le dernier dirigeant à l’avoir invoquée est Pierre Elliott Trudeau, en pleine crise d’Octobre. Beaucoup de Québécois en frissonnent encore.

La comparaison est inévitable, donc, mais comme toutes les comparaisons, celle-ci est boiteuse.

Veut-on vraiment comparer des mouches et des cacahuètes ? Des plans pour fâcher tout le monde : ceux qui protesteront qu’on veut comparer de simples manifestants à des terroristes…

Et ceux qui s’offusqueront plutôt de la comparaison entre des coucous d’extrême droite et des Québécois emprisonnés sans raison – y compris Pauline Julien, Gérald Godin, Gaston Miron et Michel Chartrand.

Bref, dans ce périlleux exercice, tout est une question de perspective.

Pendant trois semaines, on a sommé Justin Trudeau de faire quelque chose. La situation était intenable. Son inaction, inadmissible. Maintenant qu’il bouge enfin en invoquant la Loi sur les mesures d’urgence, on conclut à… un constat d’échec !

Il y a probablement autant de gens qui voient une démonstration de force, dans le geste sans précédent du premier ministre, que de gens qui y voient une démonstration de faiblesse.

Il y a ceux qui trouvent qu’il manque de colonne vertébrale et ceux qui perçoivent en lui de la graine de dictateur.

Il y a ceux qui l’accusent de laisser des manifestants sombrer dans l’anarchie et ceux qui lui reprochent de vouloir mettre fin au carnaval, sous prétexte que cela ne peut qu’envenimer le conflit.

C’est banal, mais fascinant : tout le monde juge la crise actuelle à travers sa propre lorgnette, sa propre bulle idéologique, ses propres préjugés, inconscients ou non.

La même chose vaut pour la crise d’Octobre.

Les uns se souviennent du « Just watch me » de Pierre Elliott Trudeau avec nostalgie. « Dans le Montréal anglophone assiégé, nous avons applaudi. Nos cœurs ne saignaient pas à la vue des soldats ; nous les avons accueillis », s’est remémoré Andrew Cohen dans le Globe and Mail.

D’autres ont plutôt la célèbre phrase en horreur. Ils se rappellent tout ce qui a suivi : les arrestations massives, sans mandat ni explication. Pour 457 Québécois, la prison, sans savoir ce qu’on leur reprochait, ni quand on les relâcherait. Le monde tel qu’on le connaissait, qui basculait sans crier gare.

Ils se rappellent la peur.

Toute comparaison est boiteuse, disais-je. Celle-ci claudique sévèrement.

Quand Pierre Elliott Trudeau a lancé « Just watch me » sur les marches du parlement, le 13 octobre 1970, il venait de tourner en dérision les âmes sensibles (« bleeding hearts ») dont les jambes flageolaient à la seule vue de casques de soldat.

Qu’importe leurs états d’âme, avait-il poursuivi d’un ton tranchant ; l’important était de rétablir la loi et l’ordre. Trois jours plus tard, 8500 soldats étaient déployés dans les rues de Montréal.

Cinquante-deux ans plus tard, ce qui s’annonce dans les rues d’Ottawa n’a – fort heureusement – rien à voir. Justin Trudeau est convaincu qu’il faut « éviter à tout prix » le déploiement de militaires contre des populations.

La Loi sur les mesures d’urgence reste soumise à la Charte canadienne des droits et libertés. Il n’y aura pas d’arrestations arbitraires, ni de suspensions des droits fondamentaux, ni de limites imposées à la liberté d’expression ou à la liberté de manifester.

Bref, Justin Trudeau n’est pas du tout en mode « Just watch me ». Au contraire, il a pris soin de souligner que la portée des mesures d’urgence serait « limitée dans le temps », « ciblée géographiquement », « raisonnable »…

On est loin de la loi martiale annoncée par Fox News.

Il faut croire que Justin Trudeau ne tient pas à répéter les erreurs de son père. Déjà, il semble adoucir son discours envers la frange-minoritaire-qui-rouspète.

Peut-être a-t-il réalisé que, derrière les manifestants radicaux qui font beaucoup, beaucoup de bruit, il y a des Canadiens ordinaires qui expriment leur fatigue pandémique.

Au début de la crise d’Octobre, de nombreux Québécois partageaient les idéaux du Front de libération du Québec (FLQ). Quand Radio-Canada avait diffusé le manifeste, la moitié des auditeurs ayant commenté à la radio avaient jugé que le document était plein de bon sens !

Mais l’opinion publique a changé à mesure que le Québec s’enfonçait dans la crise. Quand Pierre Laporte a été retrouvé mort dans le coffre de sa voiture, le 17 octobre 1970, les appuis au FLQ se sont effondrés.

Les comparaisons ont leurs limites, mais cette histoire nous enseigne une chose ou deux : si, par malheur, on devait assister à un dérapage – et la saisie d’une cargaison d’armes en Alberta, lundi, n’est pas exactement un bon présage –, l’opinion publique risque de basculer du jour au lendemain.

Et si le gouvernement s’avisait d’abuser de ses pouvoirs extraordinaires, les citoyens s’en souviendraient pour les 50 années à venir. Just watch them.