Ce n’est pas tous les jours qu’un juge en chef de la Cour suprême se rend en visite officielle dans la capitale américaine. Pour souligner son passage, l’ambassade du Canada à Washington avait organisé une réception en l’honneur de Richard Wagner.

Il y a rencontré le juge Stephen Breyer, qui venait de prendre sa retraite – remplacé par la première femme noire à la Cour, Ketanji Brown Jackson. C’est un homme charmant, un francophile et un amoureux de Montréal. La conversation entre les deux hommes était agréable, ce 2 mai.

« Mais un moment donné, son téléphone se met à sonner. Et encore. Il avait beau ne pas répondre : pendant une demi-heure, ça n’arrêtait pas… », raconte le juge en chef Wagner, dans une entrevue en marge d’une conférence donnée jeudi au Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM).

En revenant à son hôtel en soirée, le juge Wagner a compris ce qui se passait : une fuite sans précédent venait d’avoir lieu à la Cour suprême des États-Unis. La version de ce qui semble l’opinion majoritaire de la Cour dans le dossier de l’avortement avait coulé au site Politico. Le jugement, toujours pas publié à ce jour, vient réécrire la décision la plus controversée de la Cour depuis un demi-siècle, une décision qui a transformé la politique américaine : Roe c. Wade.

Si les visages pouvaient être cités, je dirais que la face du juge Wagner était catastrophée par cette décision, qui revient sur 50 ans de droit des femmes. Mais si on s’en tient aux mots prononcés, le juge Wagner était « traumatisé » par ce bris de confidentialité sans précédent.

S’il était à Washington, c’était pour rencontrer son homologue John Roberts, juge en chef de la Cour suprême américaine. Les juges des deux cours se côtoient tous les deux, trois ans, échangent sur leurs pratiques et expériences depuis plusieurs années.

Ils devaient déjeuner dans l’édifice même de la Cour suprême, le lendemain matin. Le soir de la fuite, la Cour était déjà encerclée par des manifestants et barricadée.

PHOTO STEFANI REYNOLDS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des manifestants pro-choix devant la Cour suprême des États-Unis à Washington, le 3 mai dernier, au lendemain de la fuite

« J’ai appelé à son bureau pour voir s’il ne préférait pas annuler notre rencontre, peut-être avait-il quelque chose de plus urgent à faire… »

Pas question d’annuler ça. Les services secrets ont fait pénétrer le juge Wagner dans l’édifice, et les deux hommes ont passé en revue leur agenda.

« Il n’a pas parlé des évènements, mais en entendant les manifestants crier dans la rue, c’était le chaos », confie le juge Wagner au sujet de cette journée historique.

Une enquête criminelle a été ouverte sur l’origine de la fuite. L’affaire est loin d’être finie et va continuer bien après la parution du jugement, prévue d’ici trois semaines.

Une telle brèche dans la sécurité, en plein cœur des discussions entre juges, est « une attaque contre la crédibilité de l’institution, qui entraîne une perte de confiance. C’est assez dramatique comme évènement ».

Si la cour canadienne vit ses tensions et ses dissidences, « il n’y a pas ici les ingrédients et la division que d’autres cours peuvent vivre, on n’a pas le même ADN », estime le juge Wagner.

Cinq des neuf juges actuels de la Cour suprême canadienne ont été nommés par un gouvernement conservateur (y compris le juge Wagner, qui fut ensuite nommé juge en chef par le gouvernement libéral). Mais même sur des enjeux délicats comme le droit criminel, les neuf sont souvent unanimes, ou se divisent selon des lignes beaucoup plus floues.

N’empêche, le juge Wagner est inquiet devant la multiplication d’attaques contre l’indépendance judiciaire par des politiciens et autres dans plusieurs pays. Il estime qu’au Canada, le processus de nomination n’a jamais été aussi transparent et crédible. Un comité indépendant est présentement en train de recruter la ou le prochain juge ontarien pour remplacer le juge Michael Moldaver, qui se retire cette année. Le gouvernement devra choisir dans une liste de trois à cinq noms. Un des critères est maintenant le « bilinguisme fonctionnel ».

Une norme quasi constitutionnelle

Le bilinguisme est « favorisé » officiellement depuis longtemps, mais dans les faits, on n’en avait jamais vraiment fait un critère aussi sérieusement. Le juge Wagner estime que cette question a acquis le statut de « norme presque constitutionnelle » à la Cour suprême.

« Il est entendu maintenant que les juges qui veulent aspirer à la Cour suprême et qui ne parlent pas le français doivent l’apprendre pour pouvoir travailler dans les deux langues officielles.

« C’est une question de respect, de transparence ; il faut que les gens se reconnaissent dans leurs institutions. »

Il repousse l’argument voulant que ce critère linguistique prive la Cour de candidats de qualité, en particulier de la diversité et des communautés autochtones.

« Ce n’est pas un argument valide. J’espère qu’un autochtone va rejoindre notre cour, et d’autres cours, pour les mêmes raisons : pour qu’ils se reconnaissent dans leurs institutions. Mais il y a des conditions minimales pour siéger à la Cour suprême. On l’exige des gens du Québec, comme de l’extérieur du Québec. »

L’exemple du juge ontarien Mahmud Jamal, premier juge non blanc nommé l’an dernier, et qui parle un excellent français, confirme que la tâche n’est pas insurmontable.

« Gouvernement des juges »

Pour ce qui est des attaques contre la légitimité même de la Cour, comme arbitre de la conformité constitutionnelle des lois, il ne s’en fait pas particulièrement.

Plusieurs conservateurs ont reproché à la Cour d’être trop à gauche socialement ; d’autres au Québec s’offusquent en ce moment des contestations judiciaires des lois 96 et 21.

« Depuis la Charte (1982), il y a eu ce genre de controverses, venues de toutes sortes de milieux, sur l’opportunité de confier autant de pouvoir aux juges. C’est présent dans toutes les sociétés démocratiques », relève le juge Wagner.

Ça se présente quand des décisions ne font pas l’affaire de certains groupes. Mais on va apprécier la valeur de la démocratie dans une société par la manière avec laquelle on répond à ces questions-là.

Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême du Canada

Ce qui le trouble en particulier, surtout depuis le blocus d’Ottawa l’hiver dernier, c’est l’impact de la désinformation et de la fausse information qui circule à la vitesse grand V.

Pour ça, il veut faire connaître le travail des juges, celui de sa cour, en multipliant les initiatives publiques. En septembre, la Cour va siéger pour la deuxième fois de son existence hors d’Ottawa. En pleine campagne électorale québécoise, les neuf juges iront entendre des causes à Québec. Dans une atmosphère plus tranquille qu’à Washington ce printemps, ou à Ottawa l’hiver dernier…