Il fallait parler du cancer du poumon à Rouyn-Noranda. Aviser la population que les taux de mortalité étaient plus élevés dans cette ville qu’ailleurs au Québec.

Les données étaient préoccupantes et il fallait les rendre publiques. Pour la Direction de santé publique (DSPu) de l’Abitibi-Témiscamingue, cela « semblait important ». D’où l’annexe 6 au rapport qu’elle était sur le point de diffuser, en septembre 2019.

On y lisait que « l’arsenic est un facteur aggravant favorisant le développement du cancer du poumon et [que] cet effet sur la santé préoccupe particulièrement la DSPu ».

Enfin, on aurait dû le lire. Radio-Canada a révélé cette semaine que l’annexe 6 avait été retirée à la dernière minute, à la demande du directeur national de santé publique de l’époque, Horacio Arruda.

En guise d’explication, le ministère de la Santé suggère que les informations contenues dans l’annexe 6 « ne s’inscrivaient pas dans les objectifs recherchés par la Direction de santé publique de l’Abitibi-Témiscamingue ».

Peu importe si la DSPu jugeait pertinent de mettre en lumière l’incidence du cancer du poumon à Rouyn-Noranda ; le grand boss, lui, avait décidé que la divulgation de ces données ne s’inscrivait pas dans ses objectifs. Adieu, l’annexe !

L’explication semble aberrante. En diffusant ces données, la DSPu aurait répondu à son mandat : protéger la santé de la population. Horacio Arruda avait d’ailleurs le même mandat. En tant que directeur national de santé publique, il n’était certainement pas censé soustraire des infos aussi cruciales aux habitants de Rouyn-Noranda. Pourquoi l’a-t-il fait ?

Peut-être parce qu’il ne portait pas son chapeau de directeur national de santé publique, ce jour-là. Peut-être qu’il portait son autre chapeau. Quand il s’est pointé à Rouyn-Noranda, le 26 septembre 2019, le DArruda a précisé être venu « à titre de conseiller du ministre Lionel Carmant », selon le compte rendu d’une réunion tenue ce jour-là.

« Je ne suis pas sous-ministre adjoint quand je suis directeur » de santé publique, avait expliqué Horacio Arruda en commission parlementaire, en décembre 2020. Rappelez-vous : son pouvoir de dissociation intérieure avait fait bien des sceptiques, pendant la pandémie. Combien de fois sa double allégeance a-t-elle porté à confusion ? Combien de fois a-t-on soupçonné que ses directives répondaient à une commande du gouvernement plutôt qu’à de réels impératifs sanitaires ?

Comment savoir lequel des deux chapeaux était vissé sur sa tête lorsqu’il donnait son avis sur les masques ou la ventilation dans les écoles ? Le DArruda pouvait être animé des meilleures intentions du monde, ce n’était pas suffisant. Il n’y avait peut-être pas conflit d’intérêts, mais il y avait certainement confusion des genres.

Avec cette affaire d’annexe retirée, le même problème se pose. En 2019, le DArruda a justifié sa décision à ses collègues en expliquant que l’annexe 6 pouvait donner l’impression que tous les cancers du poumon, à Rouyn-Noranda, étaient attribuables à l’arsenic. Il préférait diffuser les données plus tard, dans un rapport distinct, plus étoffé. Hier soir, le ministère de la Santé a annoncé que ce rapport sera publié dans les prochaines semaines et a réitéré qu’il était « faux d’alléguer que le DArruda a empêché la diffusion de données sur le cancer du poumon à Rouyn-Noranda ». Et c’est probablement la stricte vérité.

Mais le doute persiste, vu les deux chapeaux.

Prenons un pas de recul. L’annexe 6 aurait été ajoutée à un rapport déjà dévastateur. L’étude révélait que les ongles des enfants du quartier Notre-Dame, à Rouyn-Noranda, contenaient quatre fois plus d’arsenic que ceux des enfants d’Amos.

Autrement dit, le rapport de septembre 2019 confirmait que les enfants élevés à l’ombre de la Fonderie Horne avaient été exposés à une substance cancérigène. Même amputé de son annexe, le document était terriblement choquant.

L’annexe 6 n’était donc que cela ; une annexe à un scandale beaucoup plus large.

Le mois dernier, la DSPu a fini par publier des données – alarmantes – sur l’état de santé des habitants du quartier Notre-Dame. Oui, il y a plus de cancers du poumon, mais aussi plus de maladies pulmonaires obstructives chroniques, plus de naissances de bébés de faible poids – et une espérance de vie réduite de cinq ans par rapport à l’ensemble des Québécois.

Il est là, le cœur du scandale. Tellement gros qu’on ne semble pas le voir. Au milieu de la ville. Avec ses grandes cheminées, éternelles comme l’enfer.

Et pourtant, la DSPu semble l’ignorer. Elle poursuit ses recherches. Qu’est-ce qui peut bien causer tous ces cancers, toutes ces maladies pulmonaires ? « Pendant que la Santé publique cherche les causes, des voix réclament des règles plus strictes pour la Fonderie Horne, une idée écartée par Québec », écrivait mon collègue Jean-Thomas Léveillé1, le 25 mai.

Ça fait des décennies qu’on le sait.

Le scandale, c’est que Québec se soumet à la loi de la compagnie. Les émissions d’arsenic dans l’air ne doivent pas dépasser trois nanogrammes par mètre cube, selon la norme québécoise. Or, la Fonderie Horne a le droit d’émettre 33 fois plus que cette norme, sous prétexte qu’elle a commencé ses activités en 1927.

Le scandale, c’est qu’au nom de l’économie locale, le Québec a accordé à cette entreprise un droit acquis : celui de polluer. Mais ça crée de l’emploi. Comme disait (encore) Richard Desjardins, il faudra que tu meures, si tu veux vivre, mon ami.

1. Lisez « Espérance de vie : Rouyn-Noranda en queue de peloton »