« Pour celles qui cherchent à se faire avorter dans ce pays, sachez que vous êtes les bienvenues ici. » La déclaration du maire de New York semble tirée d’un sombre scénario de science-fiction.

La Cour suprême des États-Unis venait à peine d’enterrer le droit à l’avortement, vendredi matin, que le maire de New York, Eric Adams, ouvrait les portes de sa ville aux millions d’Américaines qui se retrouveront bientôt enchaînées dans ce qu’il a appelé la « servitude reproductive ».

Au même moment, le procureur général du Texas, Ken Paxton, fermait ses bureaux, le cœur à la fête. Le 24 juin, décrétait-il, serait désormais jour férié, pour célébrer l’arrêt historique de la Cour suprême, mais aussi à la mémoire des « 70 millions de bébés tués dans l’utérus » depuis Roe c. Wade, en 1973. « Une chose pareille ne devrait plus jamais se produire aux États-Unis. »

À entendre le procureur texan, ce demi-siècle de liberté accordée aux Américaines n’aura été qu’une tragique erreur de l’histoire, enfin corrigée, Dieu merci.

Avouez que ça fait peur. Les acquis que l’on croyait solides et qui s’étiolent, peu à peu. Le glissement de l’Amérique, naguère bastion de la liberté, vers l’obscurantisme religieux. Lentement mais sûrement. Un arrêt de la Cour suprême à la fois.

Le plus haut tribunal des États-Unis s’active. Depuis une semaine, il a révoqué le droit à l’avortement, consacré celui de porter des armes et fragilisé le mur qui sépare l’Église et l’État. Tout cela alors que se tenaient des audiences terrifiantes sur ce qu’il faut bien appeler une tentative de coup d’État.

On lit les nouvelles en provenance des États-Unis et on croit rêver. On se pince. Non, ce n’est pas de la science-fiction. Soudain, La servante écarlate, de Margaret Atwood, ressemble moins à un roman dystopique qu’à un terrible présage. Celui d’une superpuissance où la démocratie chancelle et où les femmes, comme toujours, comme partout, sont les premières à en payer le prix.

Toutes les Américaines n’auront pas les moyens de voyager dans des États où les cliniques d’avortement seront encore tolérées. Certaines seront forcées de poursuivre une grossesse non désirée, d’autres de se débrouiller avec les moyens du bord.

Tout ça parce qu’une bande d’idéologues se sont arrogé le pouvoir de décider à la place des femmes ce qu’elles peuvent et ne peuvent pas faire de leur propre corps.

« La décision de porter ou non un enfant est au cœur de la vie d’une femme, de son bien-être et de sa dignité. Lorsque le gouvernement prend cette décision à sa place, il la traite comme un être inférieur à un adulte responsable de ses propres choix », disait Ruth Bader Ginsburg, ancienne juge de la Cour suprême… en 1993.

Triste ironie, c’est un peu à cause d’elle que le pays a régressé. Octogénaire, malade, la juge Bader Ginsburg s’est accrochée à son poste, refusant de prendre sa retraite quand Barack Obama était au pouvoir. Elle est morte en 2020, seulement 46 jours avant la fin du mandat de Donald Trump – qui s’est dépêché de nommer une juge conservatrice pour la remplacer. Il avait déjà nommé deux magistrats.

La table était mise pour un grand chambardement des lois fondamentales aux États-Unis.

Le plus terrible, c’est que la majorité des Américains ne veulent pas de tout ça. Selon un récent sondage SCOTUSPoll, 62 % d’entre eux s’opposaient à ce que la Cour suprême infirme Roe c. Wade.

Donald Trump n’était pas contre l’avortement, lui non plus. Ce qui l’intéressait, c’était le pouvoir. Alors, il a négocié avec la droite religieuse : donnez-moi votre soutien, je vous donnerai la Cour suprême. Cela a fonctionné mieux que toutes les prières.

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Mais le prix de cette alliance impie est incalculable. Plus que jamais, la légitimité de la Cour suprême est écorchée. Le plus haut tribunal du pays paraît politisé à l’extrême. Déconnecté du peuple. Et même des élus.

Jeudi, la Cour suprême a annulé une loi de l’État de New York exigeant une « bonne raison » pour porter une arme en public. La décision est survenue le jour même où les élus des deux partis parvenaient enfin à s’entendre sur une loi visant à restreindre l’accès aux armes à feu !

Mardi, la Cour suprême a décidé que l’État du Maine ne pouvait pas exclure les écoles religieuses du financement scolaire. Prévenant que les juges majoritaires obligeaient de plus en plus souvent les États « à subventionner l’endoctrinement avec l’argent des contribuables », la juge Sonia Sotomayor a exprimé sa dissidence « avec une inquiétude croissante quant à l’endroit où cette Cour nous mènera ensuite ».

Cette inquiétude plane comme un nuage noir au-dessus de Washington : où s’arrêtera la Cour suprême, transformée en outil politique au service de la frange la plus réactionnaire du Parti républicain ? Quel sera le prochain droit remis en question ?

Peut-être le droit à la contraception. Les relations consensuelles entre personnes de même sexe. Ou alors, le mariage gai. Le juge Clarence Thomas a laissé entendre que ces trois droits pourraient disparaître, dans une opinion distincte au soutien de la majorité.

J’ai bien peur que ce ne soit plus de l’alarmisme. Cette Cour, déterminée à se mêler de ce qui se passe dans la chambre à coucher des Américains, ne s’arrêtera pas en si bon chemin.