J’ai terriblement envie d’ouvrir un compte Amazon en Finlande pour envoyer un livre aux politiciens de l’opposition du pays nordique. Ces derniers tourmentent la première ministre Sanna Marin depuis que des vidéos d’elle en train de danser dans une fête ont fait leur apparition en ligne cette semaine.

Ces politiciens — il y a parmi eux des hommes et des femmes – reprochent à Mme Marin de ne pas se comporter en chef de gouvernement, d’agir de manière irresponsable. En chœur, ils ont demandé à la politicienne de 36 ans d’aller subir un test de dépistage de drogues. Rien de moins.

Pourquoi ? Parce que dans un des extraits vidéo en question, une personne non identifiée hurle : « La gang de la farine ! » Une expression qui ferait référence à la cocaïne.

Qualifiant la demande d’injuste, mais disant vouloir se « protéger », Sanna Marin a accédé à leur demande vendredi et rendra les résultats publics la semaine prochaine. « Je trouve quand même que c’est spécial que ce soit requis », a-t-elle noté.

Elle utilise le mot « spécial » comme le fait ma mère. Pour dire de manière polie qu’elle trouve ça carrément bizarre ou déplacé. Un gros euphémisme.

Et c’est là qu’intervient le livre que j’aimerais tant que les politiciens finlandais lisent ce week-end avec un (grand) café au lait : la biographie d’Emma Goldman, Vivre ma vie, publiée en deux volumes en 1931.

Ça vous paraît un peu tiré par les cheveux de faire référence à un ouvrage du siècle dernier pour parler d’une fuite sur Instagram ? Ça ne l’est pas, je vous assure.

Dans ce livre, qui est un classique en son genre depuis sa publication, l’icône anarchiste née en Lituanie en 1869 et morte au Canada en 1940 raconte comment elle a été de toutes les luttes du début du XXe siècle tout en faisant la fête. En dansant. Avec abandon. « Lors des fêtes dansantes, j’étais l’une des plus infatigables et des plus gaies », écrit Mme Goldman. Une fille de party, quoi !

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Emma Goldman

Or, il se trouvait toujours sur son chemin un homme qui essayait de calmer ses ardeurs. De la tancer pour son comportement frivole, qui, selon lui, n’était pas digne de sa stature comme figure de proue féminine d’un mouvement révolutionnaire.

Seriez-vous surpris si je vous disais que Mme Goldman les a envoyés valser ? Et pas à peu près. « Je ne croyais pas qu’une cause qui portait un idéal d’anarchie, de relâchement et de liberté devrait aller de pair avec le déni de la vie et de la joie. Si le mouvement me demande de devenir une nonne et devient un cloître, je n’en veux pas », a-t-elle écrit, sans détour.

Cet épisode de la vie de la militante anarchiste est devenu célèbre dans certains cercles et a donné naissance à un slogan qui n’est pas d’elle, mais qui lui est attribué depuis. « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution. » Jos en osaa tanssia, en halua olla vallankumouksessasi, en finnois.

Imprimée sur des t-shirts, des macarons, des bannières, cette formule accrocheuse a rallié des féministes du monde entier. Aux États-Unis, au Canada, en Europe, mais aussi en Iran, où, au nom de la révolution, on a demandé aux femmes d’abandonner une bonne partie de leurs libertés individuelles.

Ce n’est pas réellement la danse qui est en jeu ici, mais bien le contrôle des femmes, de leurs idées et de leur image dans l’arène politique.

Et c’est là qu’on se transporte à nouveau en Finlande, en ce mois d’août 2022. Là où une jeune politicienne et mère de famille, qui a accédé à la plus haute marche du pouvoir à 34 ans, se fait rappeler à l’ordre par ses pairs parce qu’elle fait la fête dans une résidence privée un samedi soir. Parce qu’elle danse et chante. « J’ai une vie professionnelle, j’ai une vie de famille et j’ai du temps libre que je passe avec mes amis. Comme les gens de mon âge », dit-elle.

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En 2022, ça aurait été « spécial » de l’attaquer seulement parce qu’elle danse. Après tout, on a vu bien des leaders mondiaux se déhancher au cours des ans. À commencer par l’actuel premier ministre du Canada, Justin Trudeau, qui peut aussi bien danser sur du disco que sur du bhangra indien. En Russie, on a vu Boris Eltsine danser comme le bonhomme Carnaval pour montrer qu’il avait encore la vitalité nécessaire pour être président.

Dans ce contexte, les rivaux politiques de Sanna Marin ont plutôt choisi de se ruer sur une petite phrase en arrière-plan pour la réprimander comme une adolescente. Ils avaient fait sensiblement la même chose en décembre dernier quand elle avait passé la nuit dans une boîte de nuit. Cette fois, on lui avait reproché d’être sortie sans son téléphone cellulaire et de n’avoir conséquemment pas appris à la minute près qu’elle avait été en contact avec un cas de COVID-19.

Elle a dû s’excuser publiquement. Encore un châtiment « spécial ».

Ce qui est étrange dans tout ça, c’est que les politiciens finlandais ne semblent pas remarquer que leurs remontrances font aussi les choux gras des trolls prorusses qui s’en donnent à cœur joie sur les réseaux sociaux pour dénigrer la première ministre finlandaise. Celle-là même qui a défié Vladimir Poutine en demandant l’accession de son pays à l’OTAN au cours des derniers mois. Tiens, tiens.

C’est à eux qu’il faut couper la musique, pas à une politicienne qui peut danser, gouverner et mâcher de la gomme en même temps.