Aucun politicien n’est autant aimé des Québécois.

Aucun n’est aussi souvent récupéré non plus. C’est devenu une habitude détestable.

Regardez qui cite René Lévesque avec le plus d’enthousiasme. Ce sont ceux qui déforment et détournent sa pensée à l’aide de phrases prévisibles comme : « il n’aurait jamais fait ça » ou le classique « il se retournerait dans sa tombe »…

Qu’aurait dit le chef fondateur du PQ au sujet de la laïcité ? De la loi 101 au cégep ? De l’immigration ? Rien de mal à ce que des intellectuels ou des proches de M. Lévesque y réfléchissent. C’est un exercice hypothétique mais intéressant.

Le problème, c’est quand des politiciens offrent une réponse tendancieuse pour marquer de très petits points.

Il n’y a pas si longtemps, la charge venait des libéraux. En 2013, ils affirmaient avec une certitude suspecte que M. Lévesque n’aurait jamais cautionné l’interdiction du port de signes religieux. Comme si les rouges étaient des interprètes crédibles de l’héritage de leur rival historique.

La récupération a récemment changé de couleur. François Legault a déjà fait un parallèle entre son parcours et celui de René Lévesque. Les deux ont quitté un parti pour en fonder un autre, a-t-il rappelé. Il oublie un détail : Lévesque a claqué la porte d’une formation fédéraliste pour en créer une indépendantiste. L’exact contraire de M. Legault.

C’était d’autant plus gênant que depuis son retour en politique, le chef caquiste se moque du « pays imaginaire » des péquistes et que son objectif stratégique est de remplacer le PQ. D’éliminer le grand rêve de celui dont il dit s’inspirer.

Le malaise était aussi palpable en juin au lancement du centenaire de M. Lévesque organisé par la fondation créée à sa mémoire. L’actuel chef du PQ, Paul St-Pierre Plamondon, n’avait pas initialement été invité à parler. Mais M. Legault, lui, se voyait offrir une tribune. On aurait célébré la vie de M. Lévesque sans parler de son principal combat.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Paul St-Pierre Plamondon, Gabriel Nadeau-Dubois, François Legault, Dominique Anglade et Lucien Bouchard, au lancement de l’année Lévesque, en juin dernier

À la suite du tollé, l’affront a été corrigé in extremis.

Si M. Lévesque est autant récupéré, ce n’est pas seulement à cause de sa popularité. C’est aussi en raison de son style.

C’est l’homme de l’équilibre et de la synthèse. À la fois penseur et acteur engagé. Intellectuel et proche du peuple. Et également nationaliste et démocrate.

S’il voulait fonder un pays, c’était pour « maintenir et développer une personnalité qui dure depuis trois siècles et demi », comme il l’écrit dans Option Québec. En d’autres mots : pour offrir une maison à la majorité historique francophone.

Mais d’un autre côté, il était soucieux de protéger les droits des minorités. Le pays du Québec devait devenir un modèle pour le monde, disait cet ancien journaliste qui avait constaté sur le terrain les ravages de l’intolérance.

Il ne s’empêtrait pas dans les définitions tortueuses du fameux « nous ». Il affirmait simplement ceci. Si une personne n’a pas l’impression, « au moins à l’occasion », d’être héritière de l’aventure francophone en Amérique du Nord, alors elle « n’est pas ou n’est plus l’un d’entre nous ». Il ne se réclamait pas du nationalisme civique ou identitaire. Il les réunissait, comme si cela relevait de l’évidence.

La Charte québécoise des droits et libertés, adoptée par son prédécesseur Robert Bourassa, le rendait fier. Il voulait respecter minimalement les droits des anglophones, comme le prouve sa réticence originale à la clause Québec de la loi 101, qui permettait seulement l’école publique en anglais aux enfants dont les parents l’ont fréquentée ici. Mais il a fini par s’y rallier, tout comme il a appuyé l’unilinguisme de l’État et de l’affichage commercial.

Il a toujours eu un souci pour les classes populaires. L’intolérance lui paraissait infecte. Mais en même temps, il disait que le nouveau ministère de l’Immigration servait à « noyer » le Québec.

Dans sa pensée, tout se tient dans ce fragile équilibre. Voilà pourquoi il est si facile de le récupérer. On peut en retenir un aspect en occultant ce qui y faisait contrepoids.

À la fin de sa vie, M. Lévesque a subi un traitement ingrat de son parti. Aujourd’hui, par un juste retour de l’histoire, il est aimé. Mais cet amour ne lui est pas toujours fidèle.