Quand je suggère à Lucien Bouchard, au bout du fil, qu’il est un peu l’héritier de René Lévesque, il se raidit.

« Non, je n’accepte pas ce titre. Ce serait prétentieux », me dit-il.

Après une heure d’entrevue, il réalise peut-être que son portrait du fondateur du mouvement souverainiste québécois moderne est tellement élogieux que toute forme d’appropriation serait inconvenante.

Mais même s’il ne l’admet pas, Lucien Bouchard est sans doute le politicien qui a le plus ressemblé à Lévesque. Par sa façon de toucher le cœur des Québécois, même si c’était dans un style oratoire très différent. Par le parcours, aussi, marqué de ruptures politiques successives, et par la recherche d’une sorte de mi-chemin entre souverainisme et confédéralisme. Radical du point de vue fédéraliste, modéré du point de vue souverainiste.

Il a suivi, comme plusieurs, le sillon parfois sinueux, mais toujours profond, tracé par celui qui est né il y a 100 ans aujourd’hui.

Bouchard est de la génération qui a découvert le monde par la voix de René Lévesque. « Je me souviens de ses reportages pendant la guerre de Corée. La télévision est arrivée à Jonquière en 1955. Nous étions loin de tout. Notre lien avec le monde, c’était d’abord Radio-Canada. Et en premier René Lévesque, qui parcourait le monde et nous l’expliquait. L’émission Point de mire, c’était le régal de la semaine. C’était un pédagogue extraordinaire. Il a fait partie de mon éducation publique. »

Puis, à la surprise générale, Lévesque se joint aux libéraux de Jean Lesage en 1960. « Il était le ferment dans la pâte. La nationalisation de l’électricité, c’était un combat contre le capitalisme canadien-anglais. Il a fallu la faire financer à New York. Déjà, il inscrivait son engagement politique sous le signe de la promotion des intérêts du Québec. C’était notre héros ! »

Il se souvient de le voir arriver — très en retard, bien sûr – devant un groupe d’étudiants en 1962, lors d’un colloque sur l’avenir du fédéralisme. Cheveux en bataille, fatigué, le teint gris… Après une cigarette et un café, Lévesque reprend vie et se met à improviser une causerie lumineuse où il dévie de la ligne du parti et fait une critique radicale du régime canadien.

Il n’avait pas peur de dire à des grévistes : “lâchez pas, les gars”, même s’ils étaient en opposition avec son gouvernement. C’est pour ça que les gens l’aimaient : sa sincérité. Son combat contre la corruption des mœurs politiques, aussi.

Lucien Bouchard, ancien premier ministre du Québec

L’engagement de Lévesque se transforme « en tragédie », dit Bouchard, quand il décide de rompre avec le Parti libéral, qui refuse de le suivre vers un nationalisme plus affirmé en 1967. Pendant que Lévesque fonde le Mouvement Souveraineté-Association, qui deviendra le Parti québécois, Bouchard bat la campagne pour faire des discours en faveur de Pierre Elliott Trudeau.

Bouchard rompt à son tour avec le fédéralisme de Trudeau, après la crise d’Octobre 1970 et l’application de la Loi sur les mesures de guerre. Il prend sa carte de membre du Parti québécois.

Sa première rencontre avec Lévesque, en 1973, ne se passe pas très bien. On est en pleine campagne électorale et Bouchard est désigné comme chauffeur du chef du PQ.

« J’étais très gêné, paralysé. Le soir, dans un souper, j’étais comme une carpe. Robert Bourassa venait de faire un discours très agressif, en disant que si le PQ est élu, il allait devoir ramper devant les financiers de Wall Street. J’ai fait une sortie très agressive devant Lévesque. Il m’a arrêté tout de suite : ‟MBouchard, je vous en prie, non, je le connais, Robert Bourassa, il est très bien, très nationaliste, mais pas autant que nous autres… C’est pas comme ça qu’on parle de nos adversaires politiques.”

« J’ai senti que j’avais perdu la face. Il m’avait servi une leçon… »

Manifestement, Lévesque ne lui en a pas tenu rigueur. Trois ans plus tard, il tente sans succès de le convaincre d’être candidat. Puis, marque de grande confiance, il lui confie le mandat de négocier avec la fonction publique au nom du gouvernement, en 1978 — contre l’avis de Jacques Parizeau. Et encore en 1981, quand le gouvernement Lévesque a finalement décrété une baisse générale des salaires de 20 %.

« Je n’ai jamais été un intime. Mais j’ai vu comment il fonctionnait comme chef de gouvernement. Il n’était pas très interventionniste. Ses ministres avaient beaucoup de latitude. Il les jugeait aux résultats. »

Il était le contraire de Bourassa, sur le plan personnel. Bourassa était très chaleureux en privé, mais plate en public. Lévesque, charismatique en public, paraissait distant, réservé en privé, intimidant, même.

Lucien Bouchard, ancien premier ministre du Québec

Entre ces deux négociations, il y a eu l’échec référendaire de 1980, puis les négociations constitutionnelles de 1981, où le Québec est isolé et refuse de signer le nouveau texte constitutionnel.

Quand Lévesque décide de prendre « le beau risque » du fédéralisme renouvelé, Bouchard est aux premières loges. Il est non seulement un intime de Mulroney, mais aussi l’auteur du fameux discours de Sept-Îles, promettant la signature du Québec au bas de la Constitution « dans l’honneur et l’enthousiasme ».

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Lucien Bouchard, ancien premier ministre du Québec

Mulroney nomme Bouchard ambassadeur à Paris. Il doit alors rencontrer chaque premier ministre au Canada.

« Ça s’était très bien passé. Jusqu’à ce que j’arrive au Québec. J’ai été reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Bernard Landry avait refusé de me recevoir. On m’a délégué un fonctionnaire… Quand Lévesque a su ça, il m’a appelé et m’a invité au lac à l’Épaule. Je suis arrivé là, il sortait du lac. Il a été très chaleureux. Il m’a dit : ‟vous avez un mandat, la francophonie”. »

Jusque-là, la France refusait la création de l’organisation si le Québec n’était pas un gouvernement représenté, même si ce n’était pas un État souverain — ce que refusait Ottawa.

Quand le premier sommet a eu lieu, à Québec, en 1987, Lévesque était redevenu journaliste et couvrait l’évènement pour TVA. Il est mort cette année-là.

Les deux se sont vus une dernière fois à cette époque. Lévesque était dégagé de toute fonction politique.

« Avec le résultat de 1980, je lui ai dit : ça ne promet pas beaucoup. Il me disait : ‟Non, mais tout est possible, MBouchard (il m’appelait toujours maître Bouchard). Ce n’est pas parce qu’on a échoué que c’est fini.” »

Jamais il n’a dit que les Québécois avaient manqué de courage. Il savait qu’ils ont été ben maganés par l’Histoire. Il voulait un mandat pour négocier. C’était ça, la stratégie.

Lucien Bouchard, ancien premier ministre du Québec

« Il fallait un rapport de peuple, pour pouvoir dire à Ottawa : ‟Je ne suis pas seulement un individu, j’ai un mandat de renégocier les termes de l’accord confédératif, de manière radicale.” C’est extraordinaire ce qui aurait pu être accompli. C’était ça, le plan, en 1995 aussi. On s’est rendus plus près. Mais on ne s’est pas rendus.

« Ce qu’il reste de lui ? L’essentiel. Ce personnage qu’on a suivi avec affection, admiration. Qui est plus près du cœur des Québécois que de leur mémoire. Il est l’idée que se font les Québécois d’un premier ministre. Il avait une relation fusionnelle, personnelle avec les Québécois. Même pour les fédéralistes, c’est vrai.

« Il proposait un projet très exigeant : que nous soyons totalement responsables de nos succès et de nos erreurs. Ses combats sociaux, pour l’intégrité, la justice sociale, le développement économique, la jeunesse, ceux-là ont réussi. Son gouvernement est un des meilleurs de l’histoire du Québec, il l’a fait progresser. Mais son combat principal n’a pas réussi.

« Pour moi, c’est un champion, mais un champion qui n’a pas triomphé. »