La Dre Isabelle Lepage est omni-intensiviste à l’hôpital Fleury. Jusqu’en mars dernier, elle était également cheffe de service à l’unité des soins intensifs de cet hôpital communautaire, l’un des rares à desservir un bassin de population vulnérable du nord de Montréal.

Désormais, elle est aussi lanceuse d’alerte.

La Dre Lepage a longtemps hésité à contacter La Presse. Elle ne voulait pas miner la réputation de son hôpital. Elle n’était pas vraiment certaine, non plus, qu’il soit constructif de dénoncer sur la place publique tout ce qui cloche là-bas. Et, comme certains de ses collègues, elle craignait des représailles.

Mais là, elle considère qu’elle n’a plus le choix.

Là, ça va trop loin. « L’offre de services aux patients et le contexte de soins sont dans un tel état de fragilisation à l’hôpital Fleury que la situation est devenue carrément et indéniablement dangereuse », dénonce-t-elle.

C’est qu’il y a maintenant découverture médicale des soins intensifs à l’hôpital Fleury. Pendant sept jours, en septembre, il n’y a eu aucun médecin dans cette unité pour prendre en charge des patients instables.

Deux médecins qui faisaient partie de la petite équipe des soins intensifs ont démissionné au cours des derniers mois, exténués par la lourdeur de la tâche. Une troisième, la Dre Lepage, est en congé de maternité.

Résultat, il ne reste plus que deux médecins aux soins intensifs. Quand ceux-ci sont absents et qu’on n’arrive pas à trouver une solution de rechange, les patients instables doivent être transférés en urgence à l’hôpital du Sacré-Cœur.

Évidemment, on ne peut pas mettre un patient dans un état critique dans l’ambulance et merci, bonsoir. Il faut le stabiliser avant de procéder au transfert.

« Cette fenêtre de temps où le patient ne recevra pas les soins optimaux est particulièrement problématique et dangereuse », estime la Dre Lepage.

C’est très difficile de transférer un patient instable. On le met à risque lorsqu’on fait cela parce que dans l’ambulance, c’est impossible d’avoir un monitoring et un traitement adéquats.

La Dre Isabelle Lepage, omni-intensiviste à l’hôpital Fleury

Le transfert risque aussi d’influencer le choix des soins prodigués aux patients. Les malades pulmonaires chroniques, par exemple, pourraient devoir être intubés pour le transport en ambulance. « Aux soins intensifs, ils n’auraient peut-être pas eu besoin d’un soin aussi invasif. »

Je demande à la Dre Lepage si la situation risque d’entraîner la mort de certains malades. « C’est sûr que les patients sont à risque d’avoir des complications, répond-elle. On risque d’avoir des décès dans des contextes sous-optimaux comme ça, bien évidemment. »

***

« Non, ce n’est pas dangereux de venir à Fleury », m’assure pourtant la Dre Stéphanie Raymond-Carrier, directrice des services professionnels du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal. « Je ne voudrais pas que les gens qui seront amenés ici en ambulance aient la perception qu’ils n’auront pas la qualité de soins nécessaires. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La Dre Stéphanie Raymond-Carrier, directrice des services professionnels du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal

Un plan de contingence a été élaboré pour assurer la sécurité des patients, explique-t-elle. En période de découverture médicale aux soins intensifs, c’est l’urgentiste qui prend les patients en charge. Des lits sont ouverts à Sacré-Cœur pour accueillir immédiatement les patients transférés là-bas. « Je ne suis pas en train de vous dire que c’est le plan idéal, mais c’est le plan le plus sécuritaire qu’on a été capable de mettre en œuvre dans les circonstances. »

Malgré tous ses efforts, le CIUSSS a été incapable, jusqu’à présent, de regarnir l’équipe des soins intensifs, admet la Dre Raymond-Carrier.

J’ai parlé à un médecin œuvrant à l’hôpital Fleury depuis plusieurs années, qui refuse d’être identifié. Il confirme l’ensemble des informations rapportées par la Dre Lepage.

Fleury, c’est un modeste hôpital communautaire qui dessert les quartiers d’Ahuntsic et de Montréal-Nord. Sa petite équipe avait une mission. Une vision. Sa direction connaissait bien son personnel, ses étages, ses patients.

Et puis est arrivée la réforme. La gestion des services médicaux a été centralisée au sein du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal. « Il n’y a plus de direction à l’hôpital Fleury. Il n’y a presque plus de gestionnaires. Aucun cadre supérieur. Toute la direction est à Sacré-Cœur », dénonce la Dre Lepage.

La Dre Raymond-Carrier souligne cependant qu’une coordonnatrice a été nommée à Fleury il y a quelques mois, justement après qu’on a transmis à la direction du CIUSSS ce « malaise-là ».

Mais pour la Dre Lepage, ce n’est pas suffisant.

Il est impossible que Fleury soit géré de façon équitable, du simple fait que les gestionnaires ne sont pas présents sur place. Ils n’ont pas un lien direct avec les réalités des soignants. Ils ne connaissent pas notre hôpital.

La Dre Isabelle Lepage, omni-intensiviste à l’hôpital Fleury

L’offre de soins s’effrite, soutient-elle. Les services de microbiologie et de pneumologie ont été rapatriés à l’hôpital du Sacré-Cœur. « Il y a des besoins criants en soins de santé et on est en train de vider cette offre de services là. C’est absolument désolant. »

Les inquiétudes des médecins sont minimisées par le CIUSSS, continue-t-elle. « C’est décourageant. Les gens finissent par s’épuiser et quittent pour ces raisons-là. » Seulement dans les dernières semaines, trois médecins généralistes ont remis leur démission et deux ont demandé un congé.

De plus, cinq chefs de service sur dix ont démissionné depuis un an et demi : en microbiologie, en pneumologie, en chirurgie générale, aux soins intensifs et aux urgences. Ils sont partis à cause du manque d’écoute, de considération et de collaboration de la direction, selon la Dre Lepage.

Ces représentants locaux « sont partis pour toutes sortes de raison. Il y en a qui étaient mécontents de la situation actuelle, c’est certain. Mais d’autres, c’était pour des raisons personnelles », nuance la Dre Raymond-Carrier.

Cette dernière admet que des tensions existent. Le CIUSSS a même embauché une firme externe pour tenter d’adoucir les angles avec les médecins de Fleury.

Je pense qu’on sera capables d’améliorer la qualité des soins si on réussit à bien travailler ensemble, si on est capables de se parler.

La Dre Stéphanie Raymond-Carrier, directrice des services professionnels du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal

Mais la Dre Lepage n’en démord pas. « Il y a une certaine tolérance de la direction à une qualité de soins diminuée. Est-ce acceptable de sacrifier la qualité de soins et la sécurité des patients de cette façon-là ? Je pense que non. […] D’après moi, nos patients méritent mieux. »