Ça fait quelques années que cette chronique mijote quelque part dans mon inconscient. Je savais que je l’écrirais un jour. Je ne savais juste pas quand je l’écrirais.

Le gars, appelons-le Martin, m’avait écrit un long courriel après une chronique sur une histoire épouvantable qui avait fait les manchettes, celle d’un père qui avait tué ses enfants avant de se donner la mort.

Martin m’avait écrit : J’ai failli être ce père-là.

Et il m’avait raconté, en 2000 mots bien tassés, comment la lumière s’était éteinte dans sa vie et dans sa tête.

On s’était écrit. On s’était parlé.

Je voulais raconter son histoire.

Mais comment décrire ce qui se passe dans la tête d’un homme qui a sombré dans un territoire à ce point sombre qu’il a pensé tuer ses enfants, avant de se tuer ?

J’avais cherché les mots, les bons.

Je ne les avais pas trouvés.

Un jour, sa blonde l’a rejoint dans la cour, il coupait les plates-bandes.

« Je m’en vais.

— Tu t’en vas où ?

— Je pars. »

Elle ne s’en allait pas au Walmart acheter une piscine Turtle en vue de l’été qui s’en venait. Elle partait, point. Elle le laissait, lui. Et les enfants, aussi.

Ils en ont discuté, longuement. Sur quelques jours.

Mais sa décision était prise : elle s’en allait.

Martin est donc devenu l’unique figure parentale et l’unique pourvoyeur de la maisonnée. Pleurer ? Il n’en a pas eu le temps. Il y avait trop à faire, trop à planifier, trop à penser : « Mes enfants voyaient leur mère partir, le poids des factures venait de doubler. Je vais travailler encore plus, tout en incluant école, garderie, camp de jour, lunchs, cours de ci, cours de ça. Je suis bien entouré : j’ai eu de l’aide et je suis passé au travers des premières semaines, des premiers mois. Épuisé, mais plutôt fier de moi, de mes enfants, de leur résilience. »

Ce qui l’animait, face à son ex, au début ? Drôle à dire, mais c’est cette pensée qu’elle avait eu le courage de partir et de renoncer à une vie qui la rendait malheureuse, plutôt que de faire semblant. Martin n’aurait pas fait ça, mais… il la comprenait. « Je voulais juste être le bon père de famille. Le gars solide qui, à la fin, reste debout. Sans le savoir, je venais de prendre une décision. »

Le soir, le pot était une béquille à sa propre résilience. L’alcool, aussi. Et si ça prenait un deuxième joint, en plus, pour être encore plus résilient, eh bien, il s’en roulait un deuxième…

Un jour, il a appris que sa blonde avait un nouveau chum. Une nouvelle vie : des voyages, des fêtes, des restos.

Quant à lui, Martin était trop occupé pour vivre sa vie, comme on dit. Les comptes à payer, la maisonnée à faire rouler, les dettes, les devoirs, les lunchs. La pression, constante. La tristesse, aussi. Et, dans son entourage, des questions en forme d’insinuation : pourquoi elle est partie, coudonc ?

L’été s’est installé.

« Plus le temps passe, moins je parle. Je m’isole. On ne m’appelle plus de toute façon, on ne m’invite plus. C’est malaisant, quelqu’un de triste, je comprends. »

Martin sentait une douleur grandir en lui. Oui, il en a parlé, bien sûr. Au médecin, au psy. Rien à faire, la douleur était là, lancinante, grandissante : « Le temps passe, les souvenirs se noircissent, l’amertume prend plus de place, la rancœur aussi. C’est lourd. »

Un diagnostic de dépression majeure est débarqué dans sa vie.

De même qu’une certaine jalousie.

« Il est plus jeune. Plus riche. Il a une Audi, une Mercedes. Je me suis fait niaiser, je suis un loser. À me flageller comme ça, j’arrive à la seule conclusion : c’est moi la victime dans tout ça. »

Et une victime, m’a-t-il écrit, ça peut être dangereux.

« Des concepts nouveaux ont fait leur chemin dans ma tête de victime. Pourquoi continuer ? À quoi ça sert ? Une fois, j’ai passé une bonne demi-heure avec le téléphone dans une main, le numéro de Suicide machin dans l’autre. J’ai jamais appelé, ils ne me comprendraient pas anyway. J’ai des enfants, on me jugerait de vouloir les abandonner ainsi… »

On dit toujours ça, non, qu’il-faut-en-parler ?

Et c’est vrai, parler libère un peu. T’en parles beaucoup, et souvent, ça va te libérer un peu, à chaque coup. Mais pour Martin, dans ces mois où la lumière s’éteignait dans sa tête et dans sa vie, la solitude lui semblait absolue et les pensées qui s’incrustaient en lui, indicibles.

À part me les dire à moi, ces pensées où il a flirté avec l’idée de se tuer après avoir tué ses enfants, il ne les avait jamais dites à personne. Et il ne les dira jamais à personne.

Au début, il fantasmait sur un accident de la route qui l’emporterait, tiens, lui et les enfants. Les emmener avec lui, mettre fin à la douleur : « Ce sont des pensées abominables, qui se glissent subtilement dans la réflexion quotidienne, qui prennent forme, qui en viennent à faire partie de la vie de tous les jours. Ça devient normal. Et surtout, personne avec qui les partager. Le médecin m’a parlé de médicaments, le psy, de théorie. Quoi qu’en diront les autres, il est impossible de partager ces idées noires. »

Des idées noires ?

« Une espèce de pensée vicieuse, qui prend forme comme ça, sans crier gare, un moment donné, à vélo. Qui se développe, qui revient de plus en plus souvent. Et qui se déforme. L’idée devient moins sombre : c’est pour leur bien, c’est pour les protéger. Ça va être mieux comme ça pour eux. En fait, je leur rendrais même service… »

Je souligne ici que cette pensée — fausse, bien sûr — du filicide altruiste est une des cinq grandes causes de meurtres d’enfants par un parent, selon les recherches de l’un des spécialistes américains de ces tragédies, Philip J. Resnick1.

Cet été-là, dans sa tête, dans sa vie, c’était le noir complet.

Martin a interrompu son récit, à mi-courriel :

« C’est rough, hein ? »

Je me souviens d’avoir pensé : c’est peut-être la chose la plus rough qu’il m’ait été donné de lire, oui.

J’ai reparlé à Martin récemment. Je lui ai dit que le drame de Laval, cette semaine — deux enfants tués, présumément par leur père —, m’avait fait repenser à lui. Je lui ai dit que j’allais essayer de trouver les mots pour transformer son vieux courriel en chronique.

Quand il m’avait écrit, il y a quelques années, Martin était sorti des ténèbres, mais il en était quand même plus près qu’aujourd’hui.

Aujourd’hui, il a un recul qu’il n’avait pas la première fois qu’il s’est confié à moi : « C’est pas concret comme : Je vais les tuer. Cette idée s’est mêlée à d’autres, dans un charabia des ténèbres, dans un chaos émotionnel, cette idée s’est mêlée à d’autres et elle m’a habité, oui. Disparaître, les emmener avec moi, leur rendre service, mettre fin aux souffrances. C’était une solution, pas un châtiment, dans mon esprit tordu. Une sorte de façon de me protéger de leur jugement, de mon échec. Je n’ai pas “souhaité” leur mort, juste leur faire porter le poids de la mienne, j’imagine… »

Aujourd’hui, cette version de lui-même semble irréelle à Martin, mais pourtant, elle a bel et bien existé : j’ai bel et bien lu ses mots, quand il était plus proche de la pire période de sa vie.

Quand je lui dis que son message, quand il m’a écrit, il y a quelques années, c’était J’ai failli être ce père-là…

Aujourd’hui, c’est comme s’il n’y croyait pas.

Ici, je sais qu’il y a probablement des lecteurs qui hurlent, qui se demandent pourquoi j’ai donné la parole à Martin. Question légitime. La réponse est simple : personne n’avoue jamais avoir pensé à tuer ses enfants, c’est un tabou absolu.

Je crois utile de parler de ce qui se passe dans la tête d’une personne qui a flirté avec cette idée.

Je dis « personne » à dessein, parce que le filicide est le fait d’hommes et de femmes : 54 % des filicides commis au Canada entre 1998 et 2007 sont le fait d’hommes, 34 % de femmes et la proportion restante de 12 % est le fait d’autres membres de la famille.

Pourquoi donner la parole à ce gars-là ?

Pour donner une bouée à une personne qui aurait des pensées inavouables : la lumière peut revenir, va revenir…

Fais pas ça.

Retour sur une phrase de Martin que vous avez peut-être déjà oubliée, à ce stade du récit : « Sans le savoir, me disait-il à propos du jour où le départ de sa blonde a marqué le début de la fin de la lumière dans sa vie, je venais de prendre une décision. »

La décision de rester debout, disait-il, malgré tout, quand elle est partie.

Et là, au plus noir de sa vie, il s’est souvenu de cette décision.

« Ce bref sentiment qui m’avait habité le jour de ma rupture m’est revenu à l’esprit. Je m’y suis accroché comme si ma vie en dépendait. En fait, ma vie en dépendait. Je ne l’ai pas lâché depuis, je peux juste pas. Si l’idée de tuer mes propres enfants est capable de faire son chemin dans ma tête, celle, tout aussi incongrue, de continuer à vivre malgré les embûches peut trouver sa place aussi. Elle doit trouver sa place. »

Jeune, Martin s’est souvent battu. Il s’est rappelé : saoul, gelé, j’ai jamais gagné un combat, j’ai juste mangé des volées.

Exit le weed, exit la bouteille.

Il s’est dit : va falloir marcher sans béquille.

Ce fut le premier pas.

Il en a fait d’autres, incertains, maladroits.

La lumière a fini par revenir, tranquillement.

Et la douleur a commencé à se faire moins vive.

Je ne dis pas qu’il suffirait que les personnes à risque de tuer leur enfant lâchent les béquilles de l’alcool et de la dope pour revenir dans la lumière, la vie n’est pas un film Hallmark. Non, je raconte l’histoire de Martin pour dire ça à quiconque serait tenté de croire qu’il n’y aura plus jamais de lumière dans sa tête et dans sa vie : c’est pas vrai.

La lumière revient, peut revenir.

Ça peut passer par la sobriété, par la thérapie, par le bénévolat, par la faillite pour repartir à neuf, par le jogging, par l’écriture, par l’amour ou par le lent et implacable passage du temps, mais qu’importe : la lumière revient, peut revenir. C’est pas vrai que la noirceur est éternelle.

C’est ça, le prétexte de cette chronique : la lumière revient.

Quand il m’a écrit il y a quelques années, Martin était revenu dans la lumière.

« Je suis capable de marcher sans béquilles, m’avait-il dit. La seule chose dont j’ai besoin, c’est la main de ma fille dans la mienne quand je marche. Je suis un père de famille. Et je pense que j’en suis un bon. Je suis fier de l’être. À la fin, je sais que je vais être encore debout. Poqué, fatigué, endetté, magané, mais debout. Et mes enfants seront à côté de moi. »

Consutez l’étude « Filicide in the United States » publiée dans l’Indian Journal of Psychiatry

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