« Mais la marque libérale n’est plus bonne ! »

Éric Bédard ne s’attendait pas à cette réponse. On est en 2010. L’historien vient d’écouter François Legault lui exposer son projet de créer un parti nationaliste qui abandonnerait l’indépendance pour donner la priorité à l’économie et à l’éducation.

M. Bédard, son ex-rédacteur de discours, lui demande pourquoi ne pas tout simplement se rallier au Parti libéral du Québec (PLQ). Il badine, mais son ancien patron le prend au sérieux. Comme si, pendant quelques instants du moins, il y avait réfléchi.

L’anecdote est racontée dans l’excellent magazine L’Inconvénient.

Beaucoup de choses se sont passées depuis. La politique a changé, M. Legault aussi. N’empêche que l’histoire montre à quel point le chef caquiste enviait au PLQ son titre autoproclamé de « parti de l’économie ».

Comme tous les slogans, il est réducteur. Au mieux, il est synonyme de « parti qui attire des candidatures issues des milieux d’affaires ».

Personne n’est contre l’économie. La question est plutôt de savoir quelle est la pensée économique des caquistes.

La réponse de M. Legault a évolué. Il s’est adapté aux circonstances.

Les déménagements de sièges sociaux ne font plus autant les manchettes.

La menace n’a pas disparu, comme le prouve la vente de Produits forestiers Résolu et de Domtar à une entreprise appartenant à un homme d’affaires indonésien. Et personne au Québec n’a pu racheter Rona, qui vient d’être vendu au rabais par la société américaine Lowe’s. Reste que dans l’ensemble, on s’inquiète moins pour nos « fleurons » — un terme d’ailleurs assez flou.

Alors où se trouve maintenant la couleur économique de la CAQ ?

Ce n’est pas l’obsession de M. Legault de combler l’écart de revenu par habitant avec l’Ontario. Même s’il est émotif à ce sujet, son but n’est pas si différent de celui de ses prédécesseurs. Chacun à sa façon a essayé d’accroître la richesse.

Un ancien courant au PLQ prônait une approche moins interventionniste. Mieux vaut créer les conditions susceptibles d’attirer les entreprises, par exemple en réduisant la taxe sur le capital, sans choisir lesquelles appuyer. Pour le reste, c’était au marché de faire le travail.

M. Legault s’inscrit plutôt dans la lignée de Bernard Landry, créateur d’Investissement Québec. Les caquistes ont doublé la taille de cette société d’État. Son rôle a aussi changé. Elle n’agit plus en simple banquier. Elle accompagne plus que jamais les entreprises.

Elle a été modelée pour son ministre responsable, Pierre Fitzgibbon, ex-administrateur et investisseur dans de petites sociétés en croissance, un profil différent de celui de ses prédécesseurs libéraux comme le regretté banquier Jacques Daoust.

M. Fitzgibbon multiplie les deals comme s’il était encore dans les affaires. Il aime recourir aux « prêts pardonnables » — une subvention soumise à certaines conditions. Cet interventionnisme décomplexé, et plus risqué, diffère de la philosophie libérale. Et il est à des années-lumière d’un conservatisme fiscal que le Parti conservateur d’Éric Duhaime est désormais seul à défendre.

L’interventionnisme caquiste s’observe également dans la priorisation de certaines filières. Un peu comme M. Landry avait misé sur le jeu vidéo et le multimédia, les caquistes consacrent énormément de capitaux aux batteries de véhicules électriques.

Mais le nationalisme les rattrape. Bien malgré eux, d’ailleurs…

Elle est lointaine, l’ère où les politiciens gagnaient des élections en promettant des emplois. M. Legault a été un des derniers à s’accrocher à ce discours périmé.

Aujourd’hui, ce sont les entreprises qui cherchent des travailleurs pour opérer et croître. Les gouvernements essaient de les aider. Et depuis le début de la pandémie, ils souhaitent sécuriser les chaînes d’approvisionnement dans les secteurs stratégiques. C’est ce qui explique pourquoi Ottawa tenait tant à ouvrir une usine de la société pharmaceutique Moderna chez nous.

Mais pour de tels investissements, il y a un ingrédient qui n’est pas secret. Il faut… des êtres humains.

Le Québec ne s’en sortira pas. Il a besoin de travailleurs. Aucune solution magique n’existe. On doit en combiner plusieurs. Inciter les plus âgés à prolonger leur carrière. Doper la productivité. Requalifier les employés des secteurs moins demandés. Et attirer des immigrants.

Durant le dernier mandat, on sentait une segmentation de ces dossiers. Et aussi un malaise. L’immigration était souvent vue comme une menace. Mais elle peut aussi être un atout. À condition d’être capable de former, loger et franciser ces nouveaux arrivants.

Ce dossier doit être intégré à une vision d’ensemble, où on discute à la même table d’économie, d’éducation et de formation permanente, de reconnaissance de diplômes, de logement et d’incitatifs fiscaux. Car à quoi bon ouvrir l’usine Nemaska Lithium à Bécancour si les travailleurs n’ont nulle part où dormir ?

Durant le prochain mandat, le nationalisme économique de la CAQ s’articulera différemment. En fait, il prendra la forme d’une question : M. Legault pourra-t-il faire avancer en même temps le nationalisme et l’économie ?

Pour répondre oui, les ministères devront plus que jamais travailler dans la même équipe.