Notre premier appartement à Montréal était à Westmount. Nous ne savions pas que nous habitions dans un quartier bourgeois de la ville, car notre rue était un cul-de-sac qui donnait sur un chemin de fer. Mes parents l’avaient choisi puisqu’il se trouvait en face du dépanneur où travaillaient principalement mon père et son cousin et, incidemment, ma mère et moi.

Officiellement, nous étions sept dans ce cinq et demie. Quotidiennement, nous recevions des ami.es de mes petits frères qui se disputaient pour passer la nuit dans leur lit double usagé. Dans cette petite chambre, il y avait aussi un lit simple pour mon oncle Nghia et le reste de l’espace contenait la laveuse et les trois rangées de cordes suspendues pour le séchage de nos vêtements. Au temps des Fêtes, il était difficile de savoir combien nous étions. Famille et ami.es, essaimés aux quatre coins du monde, se réunissaient chez mes parents.

La vingtaine que nous étions ne dormaient jamais en même temps puisqu’il manquait de lits et de sofas. De même, notre four était trop petit pour cuire une dinde, ce qui était une bonne chose parce que nous préférions de loin les ailes de poulet marinées à la vietnamienne. Il y a 40 ans, à défaut de trouver des preneurs, notre boucher nous les offrait gratuitement. Mon oncle Nghia nous préparait à profusion du macaroni au fromage qui coûtait seulement 1 $ pour quatre boîtes.

Étant donné que les chaises manquaient, nous poussions la table contre le mur pour dégager le plancher où l’un reprisait un vêtement à côté d’un autre qui racontait son trajet d’autocar de Schefferville à Montréal. Mes frères laissaient leur lit aux aînés pour partager leurs sacs de couchage qu’ils avaient reçus en cadeaux.

Puisqu’on devait passer par-dessus quelqu’un pour utiliser la salle de bains, il était inimaginable d’installer un sapin. Chaque centimètre cube était occupé par une voix, un geste, un rire, un regard, un soupir, un rêve…

Plus tard, mes parents ont pu acheter une maison en rangée. La superficie a triplé, ce qui nous a permis de la décorer avec une branche d’arbre que mon père avait trouvée sur le trottoir. Mon oncle, ancien ingénieur, l’a insérée dans une roue recouverte d’un drap blanc. Nous y avons accroché une à une les mille lanières de guirlandes argentées qu’une de mes tantes avait achetées en solde l’année précédente. Beaucoup de photos ont été prises autour de cette branche.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Kim Thúy et sa famille

Nous étions encore nombreux, mais nous n’avions plus à faire la queue devant la salle de bains, puisqu’il y en avait maintenant une deuxième. Mon père a finalement trouvé un emploi stable dans une grande entreprise qui lui a offert une dinde à Noël. Nous avons demandé à mon père de trancher la dinde comme dans les films alors que nous avions assez de chaises et de tabourets pour tous autour de la table. Malheureusement, ce fut un échec retentissant puisque, cuite à la manière d’un poulet, elle était restée crue et à peine dégelée.

Au fil des années, nous sommes devenus de moins en moins nombreux. La famille de Washington pouvait passer prendre celle de New York, mais ne faisait plus le détour par Ottawa, puisque les nouvelles normes de la sécurité routière ne nous permettaient plus d’être neuf dans une voiture et aussi, parce que nos tailles respectives avaient doublé. Et puis, il y a eu les vacances au soleil de l’une, les voyages de ski de l’autre et les escapades des amoureux en amoureux. Nous avons graduellement intégré les habitudes de nos pays adoptifs selon la progression naturelle de notre maîtrise de la langue et de notre enracinement en nos terres d’accueil.

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La contiguïté des corps a ses avantages..., souligne Kim Thúy

Il y a quelques années, à la réunion de planification de l’hébergement des visiteurs, je me suis entendue dire que je ne pouvais recevoir que six personnes dans ma maison de trois étages avec quatre grandes chambres. Ces chiffres ont bondi dans ma tête comme des intrus, car jamais auparavant je n’avais dosé le nombre de visiteurs.

Devenus maintenant architecte, dentiste, informaticien, gestionnaire, ergothérapeute, chef d’entreprise, actuaire, avocat, biologiste, infirmière, statisticien ou écrivaine, nos moyens ont augmenté alors que notre capacité d’accueillir, à l’inverse, a diminué.

J’avais oublié que la contiguïté de nos corps a pourtant permis à ma mère et à mon oncle doctorant en mathématiques à Princeton de discuter ensemble d’un problème de calcul intégral de mon frère. Je dois à une même tasse de thé, partagée à trois, le soutien de ma cousine cégépienne et de ma tante pour la conjugaison du verbe « vivre » au futur antérieur. Depuis cette prise de conscience, j’ai abattu certains murs dans ma maison et je ne remplace pas les poignées de porte afin de les garder entrouvertes. J’invite toujours plus d’ami.es que le nombre de chaises disponibles autour de ma table. Je ne fixe plus de seuil de visiteurs, car ce que mes invités et moi perdons en confort et en intimité, nous le gagnons en complicité et en amitié.

Mes enfants apprennent ainsi, de cet accueil spontané, le partage et la multiplication du plaisir par le nombre, vivre au pluriel.