C’est un peu comme si un excès de patience avait mené à un excès de pouvoir.

Ou disons que la nounounerie policière a entraîné tellement d’abus qu’on a été obligé de les corriger par une suspension des droits.

La police d’Ottawa a tellement voulu convaincre le « convoi de la liberté » qu’on ne vit pas en dictature sanitaire au Canada que le gouvernement fédéral a été obligé d’appliquer des mesures, disons… dictatoriales.

Vous ne trouverez pas ça dans l’excellent et très délicat rapport du bon juge Paul Rouleau. C’est ma synthèse de sa synthèse.

Car au fond, si le juge estime justifiée l’utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence, c’est d’abord et avant tout parce que la police d’Ottawa a été incompétente.

Le juge se garde bien d’accabler le pauvre ex-chef Peter Sloly. Le fait est cependant que les services de renseignement de sa propre police avaient compris avant même l’arrivée du premier camion que ce convoi ne ferait pas que passer. Ces gens-là (certains d’entre eux) s’en venaient occuper Ottawa et foutre le bordel le plus longtemps possible.

Il n’y avait rien de terriblement surprenant dans ce qui s’est passé. Il fallait être prêt à ça.

Je me souviens exactement où j’étais quand ce dérapage a commencé, fin janvier 2022 : confiné dans un hôtel de l’aéroport Trudeau (pas le Trudeau des mesures d’urgence, celui des mesures de guerre), en attendant de partir pour les Jeux de Pékin. Je me disais : ça ne durera pas 12 heures, cette affaire !

Eh ben non.

J’ai savouré l’ironie superbe de cet enfoncement démocratique en lisant les journaux canadiens entre les barbelés sanitaires chinois. Je me disais : demain, c’est fini. Lundi, mardi, mercredi… Ben voyons ! Faites quelque chose ! Chaque jour était pire que le précédent.

Quelle scène : une baignoire à remous fumante pleine d’occupants hilares, installés en contrebas de la colline du Parlement. La ville leur appartenait.

Le plus extraordinaire était de lire un peu partout : mais que fait Justin Trudeau ?!

La question se posait : c’est la capitale qu’on attaquait, son pouvoir qu’on ridiculisait. Les scènes ont fait le tour du monde.

Sauf que cela relevait d’abord et avant tout de la responsabilité du Service de police d’Ottawa (SPO). « Une grande partie du désordre à Ottawa était le résultat de la croyance erronée du SPO concernant la durée des manifestations », écrit le juge Rouleau.

Aussi : « Même si la situation s’aggravait, le SPO ne semblait pas reconnaître qu’il était confronté à une perturbation de longue durée de la ville. »

Ce qui a moins été dit, c’est que pendant ce temps, le gouvernement de l’Ontario ne faisait absolument rien. Le juge reconnaît même à demi-mot que c’est pour des motifs politiques que le gouvernement ontarien n’a pas agi.

Premièrement, tout l’odieux retombait sur le gouvernement Trudeau. Deuxièmement, il ne s’aliénait pas les manifestants et la portion de l’opinion conservatrice qui leur était sympathique à des degrés divers. Queen’s Park n’a agi que quand le pont Ambassadeur, reliant Windsor à Detroit, a été bloqué – avec des conséquences économiques majeures instantanées.

C’est ce que le juge Rouleau a appelé l’« échec du fédéralisme » : l’absence de prise de responsabilité des différents ordres de gouvernement, et leur manque de coopération.

Notons que le premier ministre Doug Ford et la solliciteuse générale de l’Ontario (responsable de la police) ont refusé tout net de témoigner devant le juge Rouleau. Une autre façon de dire au gouvernement fédéral : arrangez-vous avec ça !

Toujours est-il que le 14 février 2022, la Loi sur les mesures d’urgence est invoquée. L’affaire durait depuis plus de deux semaines.

On a suspendu quelques droits, dont celui de se rassembler. On a saisi des avoirs.

Cela a duré neuf jours.

C’est évidemment une mesure de dernier recours, un outil qui ne devrait pas être utilisé en temps « normal ».

Mais devant une dégradation aussi évidente de la situation à Ottawa, devant surtout l’ineptie de la police, quelle était l’autre option ?

En Alberta, la GRC avait saisi une quinzaine d’armes, des gilets pare-balles, et arrêté une douzaine de personnes tenant des propos insurrectionnels – on planifiait l’assassinat de policiers.

À Ottawa, certains organisateurs affirmaient que les soldats chinois étaient dans le pays, ou que le Sénat (le Sénat !) allait prendre le contrôle du pouvoir.

N’oublions pas qu’un an plus tôt, des gens avaient envahi le Capitole à Washington pour empêcher la ratification de l’élection du président de la République. Une scène surréaliste qui pouvait très bien se passer à Ottawa, au Parlement, à la Cour suprême, etc. On l’a vu à Brasília le mois dernier.

Le juge Rouleau fait plusieurs reproches mineurs au gouvernement fédéral, mais sur le fond, il lui donne raison : la situation justifiait une reprise de contrôle policier immédiate.

Les manifestants ont accusé le gouvernement de violer les droits individuels pour des raisons sanitaires.

Ce pays est pourtant si peu une dictature qu’il faut utiliser une loi d’exception pour faire faire le travail de police de base et préserver la sécurité publique.

Ce pays est si peu une dictature qu’ensuite, le premier ministre, la ministre des Finances, le ministre de la Justice, celui de la Sécurité publique sont contraints de témoigner en public devant une commission d’enquête obligatoire prévue dans la loi. Interrogés, contre-interrogés (certains ont passé un mauvais quart d’heure). Confrontés aux manifestants, qui ont témoigné eux aussi.

Ce pays est si peu une dictature qu’à la fin, un juge vient approuver ou désapprouver ces mesures d’urgence. Et suggérer le moyen de mieux baliser ce pouvoir exceptionnel.

Ça frise presque la bonasserie démocratique.

C’en est presque touchant.