Le fait est sans précédent : Russell Brown, un des neuf juges de la Cour suprême du Canada, est suspendu de ses fonctions depuis cinq semaines.

Pourtant, ce n’est que mardi (7 mars) que la Cour suprême « en tant qu’institution ouverte et transparente » a diffusé un communiqué pour en informer le public canadien.

Le juge albertain de 57 ans, nommé en 2015 par Stephen Harper, ne siège plus depuis le 1er février. Mais on ne l’a su officiellement que le 7 mars.

On devine que la chose a été rendue publique par nécessité : on peut difficilement cacher l’absence d’un juge dans une cour de neuf magistrats. Surtout si elle est la plus puissante au pays et l’objet d’un examen constant. Déjà, le 17 février, dans un jugement, on avait remarqué un astérisque accolé au nom du juge Brown, et la note suivante : « Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement. » Ah bon ? Il avait pourtant entendu la cause. Était-il malade ? Les affaires à la plus haute cour canadienne sont préparées bien à l’avance ; il aurait fallu qu’il soit gravement malade pour ne pas pouvoir signer le jugement.

Non : il était suspendu. Pardon : « mis en congé » par le juge en chef Richard Wagner en attendant le résultat de l’enquête déontologique.

On n’en sait pas plus.

On imagine le tremblement de terre si une telle situation s’était produite à la Cour suprême des États-Unis. L’absence d’un juge est en soi un évènement susceptible d’avoir des conséquences politiques cataclysmiques là-bas, en particulier ces jours-ci.

Il serait inimaginable à Washington qu’on passe sous silence pendant cinq semaines une telle « mise en congé » (car en théorie, un juge en chef n’a pas de pouvoir de suspension envers un collègue, qui jouit de la même totale indépendance).

Mais au Canada, ça se fait.

Mardi, donc, en même temps que la Cour suprême annonçait ce congé forcé, le Conseil de la magistrature annonçait l’ouverture d’une enquête. Une plainte (on ne sait de qui) a été déposée le 29 janvier (on ne sait pourquoi). Le dossier a été confié au juge en chef de la Cour suprême de Colombie-Britannique, Christopher Hinkson. Il a le pouvoir de rejeter sur-le-champ les plaintes farfelues ou manifestement mal fondées. Celle-ci ne l’est pas, de toute évidence : le 31 janvier, il a demandé des explications au juge Brown, tout en informant le juge en chef de la situation. Le juge en chef Wagner a convoqué le juge Brown et l’a informé de sa mise en congé immédiate. Le Conseil a reçu la réponse du juge Brown le 20 février.

Il semble bien que les explications du juge Brown n’aient pas permis de clore le dossier, puisqu’il est encore en « congé » payé deux semaines plus tard, et que l’enquête se poursuit.

Deux semaines pendant lesquelles ni la Cour suprême ni le Conseil n’ont jugé bon de transmettre l’information de base au public.

Les questions commençaient à être posées à gauche et à droite : où est le juge Brown ? Que se passe-t-il ? Etc. Fallait bien dire quelque chose…

Ce qu’on est obligé de dire quand on n’a plus le choix, ce n’est pas de la transparence. C’est un aveu forcé.

D’après le dernier rapport du Conseil, du 1er avril 2020 au 31 mars 2021, 336 dossiers de plainte ont été ouverts, 303 dossiers ont été fermés et 285 affaires ont été classées.

La très vaste majorité des plaintes sont donc classées rapidement sans examen approfondi en quelques semaines.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La Cour suprême du Canada

Les plus sérieuses donnent lieu à une enquête formelle. Si les faits le justifient, une audience publique présidée par des juges en chef de plusieurs cours et un membre du public entendra la plainte contre le juge. Si les manquements sont jugés assez graves, une destitution peut être recommandée – ce qui nécessite un vote commun des chambres du Parlement. Aucun juge ne s’est rendu à ce vote : les juges condamnés par leurs pairs finissent par démissionner. Seuls six juges de nomination fédérale ont fait l’objet d’une telle recommandation depuis la fondation du Conseil, en 1971. Le plus récent en date est le juge Gérard Dugré, de la Cour supérieure du Québec, en décembre, jugé inapte à exercer ses fonctions à cause de son comportement erratique en cour. Il conteste ces conclusions en Cour fédérale – un classique.

Tout ça pour dire que : 1) on ne déclenche pas une telle enquête à la légère ; 2) on ne met pas en congé un juge à la légère, encore moins un juge de la Cour suprême.

Il faut que l’affaire soit très sérieuse pour créer un tel précédent.

On ne sait évidemment pas si cela donnera lieu à un « procès » déontologique pouvant mener à la destitution, à un classement de l’affaire ou à une réprimande. Peut-être finira-t-on par accepter les explications du juge, et il pourra reprendre son travail.

Dans tous les cas, il faudra qu’on nous explique de quoi il retournait.

Car en attendant, l’évènement est trop exceptionnel pour qu’on ne suppose pas une allégation grave.

Ce qui nous ramène à la question du délai à rendre l’affaire partiellement publique. On comprend qu’une enquête a besoin d’un certain niveau de confidentialité. Mais on parle ici d’un juge du plus haut tribunal, mis de côté pour cause déontologique.

Le Conseil explique que le juge Hinkson est celui qui décide de divulguer ou non les éléments de l’enquête. Il doit « faire l’équilibre de divers principes » : transparence, intérêt public et vie privée. On pourrait ajouter : la réputation de la cour et celle du juge.

J’en conclus que dans ce difficile exercice d’équilibrage, pour ne pas dire d’équilibrisme, la « transparence » en prend plus souvent plein la gueule. Il est tellement plus naturel de retenir les infos, même de base.

Cinq semaines plus tard, de toute manière, ce fait qui aurait dû être public du début est enfin annoncé de force et personne n’a rien gagné.