Ce dimanche et lundi, notre chroniqueur Patrick Lagacé raconte le choc d’une mère qui a découvert en 2019 que son mari, le père de ses enfants, les agressait sexuellement. Même si le père a reconnu les faits et fait de la prison, il s’est battu pour conserver son autorité parentale. La mère veut que ça change.

C’est le cœur battant qu’Isabelle* a appelé son mari, le père de ses trois enfants, ce soir de juin 2019.

Elle était à la maison.

Martin* était au travail.

« Ta fille vient de me décrire des choses. »

Elle a décrit ces choses.

Au bout du fil, il est devenu haletant.

« Non, ce n’est pas vrai.

— Tu pleures ?

— Non.

— Pourquoi tu as l’air à bout de souffle ?

— Je déplace des boîtes.

— Je te rapporte ce que ta fille vient de me dire et tu déplaces des boîtes ? »

À ce stade de la chronique, le lecteur allumé aura compris ce qu’Isabelle venait d’apprendre de ses enfants.

Elle avait le bébé, qui n’avait pas 1 an, dans ses bras. Sa fille de 6 ans était dans la douche. Son fils de 4 ans était dans le bain. Le rituel prédodo. Isabelle supervisait les routines de nettoyage des enfants.

« N’oubliez pas de laver aussi vos parties intimes, les enfants… »

Et c’est là, à cet instant précis, que le sol a commencé à s’ouvrir sous les pieds d’Isabelle, au moment où sa fille a répondu :

« Comme on fait à papa ?

— Que veux-tu dire ?

— Bien, papa, on lui fait ça… »

Et la petite a mimé un geste de masturbation.

Isabelle me dit, en entrevue : « J’étais sous le choc. »

Dans la salle de bains, elle a délicatement posé la question :

« Tu parles bien de papa ?

— Oui, oui, », a répondu la petite, toujours dans la douche.

Et le petit, dans le bain, a confirmé, lui aussi.

C’est là qu’elle a appelé Martin au travail, c’est là qu’Isabelle lui a dit : « Ta fille vient de me décrire des choses », et qu’elle a décrit ces choses et que Martin lui a bredouillé des réponses de gars qui ne savait pas quoi répondre, sur un ton qu’elle ne lui avait jamais connu, le ton d’un gars qui, avec le recul, était celui d’un gars qui venait de se faire pogner.

Isabelle me regarde, dans le café, toute petite, toute menue, visage de marbre, la pile de documents judiciaires devant elle : « J’étais sûre à 99 % que ma fille disait la vérité. Il y avait trop de détails qu’une enfant de cet âge-là ne peut pas savoir sur la sexualité. »

La petite a décrit un pénis au repos qui grossit et durcit sous la stimulation. Elle a décrit à sa mère l’éjaculation, la texture et la couleur du liquide qui en sort.

Et d’autres détails, très directs, que je ne vais pas détailler ici.

« Mon premier réflexe, me dit Isabelle, a été d’appeler ma sœur, juste pour lui dire On s’en vient… »

Mais la petite l’a interrompue, elle pensait que sa mère appelait la police.

« Je ne veux pas que tu appelles la police, maman : papa va aller en prison. »

Et le sol s’est ouvert plus avant sous les pieds de la mère de famille.

Isabelle a appelé sa sœur : « Ne pose pas de questions, mais peux-tu nous accueillir ce soir, pour quelques jours, moi et les enfants… Oui ? On s’en vient. »

Rapidement, calmement, en tentant de ne pas effrayer les enfants, Isabelle a ramassé des objets essentiels – couches, doudous, vêtements – pour s’en aller chez sa sœur.

Un texto est apparu dans le téléphone d’Isabelle.

C’était Martin : « Je m’en viens. »

Isabelle ne voulait pas croiser son mari à la maison avec les enfants. Elle a pressé le pas.

Plus tard, quand son fils nommera l’émotion qui l’a envahi, ce soir-là, quand elle a décidé de quitter la maison plutôt que de mettre les enfants au lit, il dira : « La peur. » Les enfants sentent tout.

Quand Isabelle est arrivée chez sa sœur, elle a confié les enfants à son beau-frère puis elle a rapidement entraîné sa sœur à l’extérieur. Elle a refermé la porte sur le perron en disant : « C’est aujourd’hui que ma vie change. »

Ce soir-là, Isabelle est retournée à la maison pour confronter Martin. Son beau-frère l’a suivie en auto, au cas.

Isabelle est entrée dans la maison. Martin était en haut des escaliers, à quelques mètres d’elle.

« Qu’est-ce que tu as à dire ? »

Martin n’a pas répondu tout de suite.

Alors, Isabelle a répété les confidences de sa fille, en détail.

Là, Martin a répondu :

« Ce qu’elle t’a dit à propos d’hier, c’est vrai. »

Isabelle a pensé : Hier, hier soir, quand je suis allée à l’épicerie.

La voix de Martin a poursuivi :

« Hier, elle a touché mon pénis. »

Isabelle a répondu, avant de s’en aller : « C’est fini, je demande le divorce. »

Le lendemain, c’était un samedi. Isabelle a fait un signalement à la DPJ. La police a été automatiquement impliquée dans le dossier. Le lundi suivant, des enquêteurs ont questionné la petite.

« C’est là, me dit Isabelle, qu’on a compris l’envergure de ce qui s’était passé. »

Ce qui s’était passé était une dynamique classique d’abus parental : quand Isabelle n’était pas là – quand elle allait au gym, à l’épicerie, quand elle travaillait, quand elle allait voir des amies –, Martin agressait les deux plus vieux, leurs enfants.

« Ça a duré un an, un an et demi », me dit encore Isabelle.

Le sol s’était ouvert sous ses pieds et mille émotions la tenaillaient, pendant qu’Isabelle était en chute libre. La culpabilité (elle n’avait rien vu, rien soupçonné), la peur (qu’est-ce qui va arriver aux enfants, quelles seront les séquelles ?), la colère (comment a-t-il pu faire ça ?)…

Martin a été arrêté peu après, accusé d’agressions sexuelles sur ses enfants.

Le garçon et la fille ont décrit aux enquêteurs avoir subi aux mains de leur propre père toute une gamme de gestes sexuels.

Martin a quitté la maison, Isabelle y est revenue avec les enfants, avec l’intention de la vendre au plus sacrant. De juin 2019 à janvier 2020, ce fut une sorte de brouillard. Martin avait un interdit de contact avec les enfants, mais Isabelle ne savait rien de ce qui se passait.

Allait-il plaider coupable ?

Allait-il plaider non coupable, forcer un procès, ce qui obligerait les enfants à témoigner ?

Se présenterait-il à la porte de la maison pour lui parler, pour tenter de voir les enfants ?

En janvier, Martin a plaidé coupable. En juillet, il a reçu sa peine : trois ans. Il a alors pris le chemin de la prison.

Par sa reconnaissance de culpabilité, Martin a donc admis les faits. Il a admis avoir agressé son propre fils et sa propre fille pendant des mois.

Mais…

Mais Martin était encore le père des enfants. Légalement, Martin avait encore des droits parentaux, il avait encore voix au chapitre dans les décisions concernant ses enfants.

De l’autre côté de la table, je suis sidéré.

« Décision médicale : il avait son mot à dire, dit Isabelle. Un voyage hors du pays ? Même chose. Et si je mourais, comme il était leur père, il y avait quand même une chance qu’il puisse demander à les ravoir…

— À quel moment as-tu réalisé qu’il avait encore le droit de s’impliquer dans la vie des enfants ?

— Dès le début. Il demandait des nouvelles des enfants et j’étais tenue de lui en donner, selon la DPJ. »

Pour Isabelle, c’était insensé : Martin était accusé d’avoir agressé ses enfants… Mais il pouvait encore revendiquer un rôle dans leur vie.

C’est devenu encore plus insensé à ses yeux quand Martin a plaidé coupable : il admettait les faits d’agression sexuelle, mais il pouvait encore – aux yeux de la DPJ, de la justice – légalement et éventuellement revendiquer son autorité parentale… sur ses propres victimes.

Et partout où elle se tournait, on lui disait : « C’est terrible, madame, mais c’est comme ça. »

C’est à ce moment qu’Isabelle a découvert le principe de déchéance de l’autorité parentale, quand un parent perd tout droit sur ses enfants. Il faut en faire la requête devant la Cour… Et faire la preuve que cette déchéance est dans l’intérêt de l’enfant.

Isabelle s’est dit : Il a agressé les enfants, il a admis les faits, ce ne sera qu’une simple formalité d’obtenir sa déchéance parentale…

Était-ce si simple ?

Ce sera le sujet de la chronique de demain.

* Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’identité des enfants.