C’est l’histoire d’un rêve de finissants qui risque d’être brisé par la bureaucratie fédérale. C’est aussi l’histoire d’enseignants dévoués qui remuent ciel et terre pour que ça n’arrive pas.

On a beaucoup parlé des profs qui hurlent ces derniers jours.

On a parlé beaucoup moins des profs de l’ombre qui, sans faire de bruit, se battent pour leurs élèves au parcours semé d’embûches.

Des profs de cœur comme Laurence Caron, enseignante de français à l’école secondaire Henri-Bourassa, à Montréal-Nord, qui se donne sans compter pour que le rêve de deux brillantes adolescentes ne s’échoue pas sur les rochers de la lourde bureaucratie d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).

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Rita Ufuoma Esinyade, 18 ans, flanquée des professeurs Guillaume Boucher et Laurence Caron

Le rêve est celui de Rita Ufuoma Esinyade, 18 ans, et Mikaï-Yann André, 17 ans. Elles font partie d’un groupe d’élèves de cinquième secondaire qui préparent depuis l’automne dernier un voyage de finissants en Italie. Le départ est prévu le 5 mai prochain. Avec la collaboration des enseignants et de l’école, leurs parents et elles ont travaillé très fort pour amasser les quelque 3000 $ nécessaires pour payer le voyage. On s’est aussi assuré de faire bien longtemps à l’avance les demandes à IRCC pour obtenir les documents de voyage nécessaires.

Mais voilà, malgré tous ces efforts, si la tendance se maintient, à cause de délais de traitement anormalement longs d’IRCC, Rita et Mikaï-Yann ne partiront pas et perdront les 3000 $ qu’elles ont engloutis dans ce rêve.

« En tant qu’enseignante, cela me brise le cœur de savoir qu’après tous ces efforts fournis, c’est la lourdeur bureaucratique qui aura eu raison du rêve de deux adolescentes incroyables, douces et brillantes qui ne cherchent qu’à s’élever et découvrir le monde », a écrit Laurence Caron dans une lettre poignante envoyée mercredi soir au député fédéral de la circonscription de Bourassa, Emmanuel Dubourg, qui est lui-même un ancien de l’école Henri-Bourassa. Son bureau de circonscription a communiqué avec les élèves et leurs parents jeudi pour voir comment on pourrait les accompagner.

Mardi, Mme Caron a aussi passé trois heures au téléphone avec l’assureur pour plaider la cause de ses élèves et tenter de voir si les familles pouvaient au moins obtenir un remboursement en cas d’annulation pour cause de bureaucratie trop lente. Ce serait peu probable, lui a-t-on dit.

Pour pouvoir offrir son voyage à Mikaï-Yann, sa mère, Julia André, me raconte qu’elle a dû faire bien des sacrifices. Auxiliaire à domicile, cette mère, chef de famille monoparentale d’origine haïtienne, a multiplié les heures supplémentaires. Ces deux derniers jours, elle a travaillé de 7 h à 22 h. Bien sûr qu’elle est épuisée. Mais c’est un épuisement qui en vaut la peine, me dit-elle, en me parlant de sa volonté d’offrir à tout prix ce voyage à sa fille.

« Ce n’est pas pour me vanter, madame, mais ma fille, c’est une étoile, pédagogiquement. Ce voyage, elle le mérite. »

Arrivée au pays en 2012, après le tremblement de terre en Haïti, Mme André a un statut de résidente permanente au Canada. Elle a déposé sa demande de citoyenneté il y a près de deux ans. Elle a passé avec succès l’examen pour la citoyenneté il y a plus d’un an, en février 2022. Mais 14 mois plus tard, elle attend encore sa cérémonie de citoyenneté. « J’ai appelé à plusieurs reprises depuis des mois. On me dit toujours : “Votre dossier est en cours.” Mais en cours pour combien de temps ? » Sa citoyenneté – et donc celle de sa fille – n’étant pas officialisée, il est impossible pour Mikaï-Yann d’obtenir un passeport canadien.

Mme André n’a jamais eu de réponse. Si bien qu’il y a deux semaines, elle a dit à contrecœur à sa fille qu’il allait falloir annuler le voyage.

« Elle m’a dit : “Je comprends.” Mais au fond de moi, je suis sûre qu’elle est triste. »

La mère supplie IRCC de faire un effort pour que le rêve de sa fille ne tombe pas à l’eau. « S’il vous plaît ! Ma fille est ma fierté. Elle adore l’école. Elle est l’avenir de ce pays. J’aimerais s’il vous plaît qu’elle participe à ce voyage. »

À une semaine du départ, Mikaï-Yann tente de garder espoir. « J’espère vraiment que les gens vont prendre conscience de la situation. »

Même si le temps file et que la grève des fonctionnaires ralentit davantage une bureaucratie déjà très lente, Rita tente aussi d’y croire. « Je veux juste mes papiers avant le départ ! »

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Rita Ufuoma Esinyade, finissante de l'école secondaire Henri-Bourassa

Réfugiée nigériane, Rita a pris soin de faire dès novembre 2022 les démarches pour obtenir son titre de voyage pour réfugié, son statut ne lui permettant pas encore d’obtenir un passeport. « Je savais que ça allait prendre du temps. Mais pas autant de temps que ça ! On m’a dit que je recevrais une réponse 30 jours avant la date du voyage. »

Elle a multiplié les démarches. On lui a finalement dit que son dossier était en règle, mais qu’il n’était plus certain qu’elle reçoive son titre de voyage à temps.

Comme Mikaï-Yann, Rita et sa famille ont travaillé fort pour amasser les 3000 $ nécessaires pour le voyage. Sa mère s’échine dans un hôpital. Son père, dans une usine de mets à assembler. Perdre cet argent sans même pouvoir faire ce voyage dont elle rêve depuis des mois lui brise le cœur. « Ça va me faire mal si je ne pars pas. »

Que faire pour que le rêve de ces finissantes ne soit pas brisé ?

Y a-t-il une procédure accélérée possible dans un tel cas ? Ou à tout le moins un dédommagement pour des familles pour qui 3000 $ est une fortune ?

À mes questions posées mercredi, IRCC a répondu par un message automatisé indiquant qu’en raison de la grève, il se pouvait que je reçoive une « réponse tardive ».

Au moment d’écrire ces lignes, j’attends toujours. Comme si mes questions avaient échoué sur le même rocher que le rêve de Rita et de Mikaï-Yann.