Début des années 1970, dans la cour de l’école primaire Notre-Dame-de-Grâce, on jase, mes amis et moi, de tout et de n’importe quoi. En ce moment, surtout de n’importe quoi. Faut nous comprendre, ça fait cinq ans qu’on se voit tous les jours de l’année, la même petite gang, on finit par avoir épuisé tous les sujets. Pierre-Luc brise l’ennui en demandant : « C’est qui le chanteur préféré de votre mère ? » Ben coudonc, ça va passer le temps jusqu’à la fin de la récréation.

Benoit répond : « Ma mère, c’est Pierre Lalonde ! » L’assemblée soupire des oh et des ah de pâmoison. Charles réplique : « La mienne, c’est Elvis ! » Marc et Sébastien se mettent à se déhancher, en faisant des yeah. Johanne enchaîne : « La mienne, c’est Jean-Pierre Ferland. » Tout le monde acquiesce de la tête. À mon tour de répondre : « Moi, ma mère, son chanteur préféré, c’est Harry Belafonte ! » Les copains partent à rire : « Harry qui ? Harry Baloney ! »

Je ne la trouve pas drôle. Je suis froissé. En riant d’Harry Belafonte, c’est de ma mère qu’ils rient, parce que ma mère l’aime tellement. Et en riant de ma mère, c’est de moi qu’ils rient, parce que j’aime tellement ma mère : « Arrêtez vos farces plates ! Il est connu à travers le monde. Y a gagné plein de trophées ! » Charles demande : « S’il est si connu que ça, chante donc une de ses tounes ? »

OK, OK… Mais attendez un peu… Pas évident ! C’est le chanteur préféré de ma mère, pas le mien, même si je l’aime bien. Chanter Charlebois, n’importe quand. Belafonte, c’est plus compliqué.

Mais je n’ai pas le choix, sinon je vais avoir l’air fou. Je commence à chanter Jump in the Line : « Shake ! Shake ! Shake ! Señora ! Shake your… euh… lalala. »

Je ne connais pas tous les mots. Nos cours d’anglais viennent à peine de débuter. Je chantonne la mélodie, en marmonnant. Benoit s’écrie : « Ça, c’est une tourne de Joël Denis ! » Tout le monde rit, encore une fois. Finalement, j’aurais eu l’air moins fou en ne chantant pas.

Le lendemain, j’apporte le disque, pour leur prouver que Jump in the Line est bel et bien une chanson de Belafonte. La Lolita de Joël Denis, c’est une traduction de sa chanson à lui. Mais comme on n’a rien pour faire jouer le 33 tours, ils ne me croient pas. Au moins, ils voient de quoi a l’air Harry Belafonte.

Comprenez-moi bien, Belafonte était une vedette culte, au milieu du siècle dernier. Au Québec comme ailleurs. Il faisait salle comble à chacun de ses passages à la Place des Arts, mais ce n’était pas une renommée généralisée comme celle d’autres chanteurs étrangers, à la Elvis ou Elton. Et le temps n’a rien changé à l’affaire.

Sa chanson Day-O, est l’une des plus jouées, durant les matchs du Canadien, gagne ou perd, mais combien de gens, dans la foule, parmi les 20 000 personnes présentes au Centre Bell, savent que la voix qu’on entend faire Day-O, Da-a-a-ay O… Is a day, is a day, is a day, is a day, is a day-o, est celle d’Harry Belafonte ? Pas beaucoup plus que d’enfants qui le connaissaient dans ma cour d’école.

Et pourtant, pourtant…

Ma mère vous dirait que c’est le plus grand artiste qu’elle a eu la chance de voir en spectacle, au cours de sa vie terrestre. Pas juste bon dans tout. Fantastique dans tout. D’abord une voix incomparable, chaude, profonde, puissante. Un don pour la danse, digne des premiers danseurs de la meilleure des troupes. Un talent de comédien, aussi. Un charisme gigantesque. Quand Belafonte souriait, la salle devenait plus éclairée que la scène. Et par-dessus tout ça, le discours et l’œuvre de l’un des humanistes les plus actifs de son temps. Un Barack Obama qui a choisi Broadway plutôt que la Maison-Blanche. Parce que sur le chemin de l’émancipation, il fallait passer d’abord par l’entertainment, pour atteindre un jour la présidence. Quand on veut ouvrir les esprits, il faut d’abord ouvrir les cœurs.

Belafonte fut un influenceur, dans le sens le plus noble du terme. Il a influencé la classe dominante à faire preuve de justice et d’inclusion avec la communauté afro-américaine, et il a influencé la communauté afro-américaine à exprimer ses ambitions et ses rêves. À vivre libre. Comme lui.

Combien d’artistes géniaux ont osé créer et faire carrière parce que Belafonte leur a montré qu’ils avaient le droit et la chance de le faire ?

Ce que Belafonte a accompli, en chantant, dansant et jouant comme un dieu, en étant applaudi de tous les publics, a servi tous les opprimés du monde entier. Choisir l’art plutôt que l’arme, pour conquérir sa place.

Paix à votre âme, Monsieur Belafonte.

La prochaine fois que vous entendrez, durant un arrêt de jeu, au Centre Bell, Day-O, dites-vous que c’est la voix de l’humanité qui chante. La voix de l’espérance. La voix de Belafonte.

Et moi, je penserai à ma mère, qui doit être en train de lui demander la chanson au complet, sur un nuage pas loin.