En tournant sur Mont-Royal, arrivant de l’avenue de l’Esplanade, j’ai vu la montagne comme elle est toujours, fin avril : grise et laide.

Première sortie de vélo, samedi, juste avant la pluie. Mais grise et laide tant que tu veux, la montagne était grouillante de monde…

Après avoir mis mes écouteurs au pied du monument à sir George-Étienne Cartier, j’ai pris le chemin Olmsted pour monter jusqu’au belvédère. Slalom entre les joggeuses, les poussettes, les marcheurs-sérieux-avec-des-bâtons-de-marche, les marcheurs-moins-sérieux (bonjour, monsieur qui portiez des Crocs), les enfants à trottinette et les promeneuses de chien avec des laisses de six mètres.

Dans mes oreilles : Tropic Morning News, du dernier microsillon de The National. Dans mes narines : l’odeur de la terre qui se réveille, humide. Partout, des arbres cassés. Des restants de branches partout sur le sol. Le verglas de l’autre fois a martyrisé la montagne.

J’ai dépassé quelques cyclistes en montant, ce qui me réjouit toujours secrètement, je suis stupidement compétitif et des années de thérapie ne sont pas venues à bout de ce travers.

En les dépassant, je fais la vague en silence. Yes !

J’ai jeté un œil sur ma montre qui indique les pulsations cardiaques : 152 battements par minute. Aweye, le gros, plus vite.

Je précise ici que je ne suis pas un athlète, loin de là. Je suis un sportif semi-sérieux qui pédale surtout pour repousser la mort d’une journée ou deux.

En quelques secondes, j’étais à 160 BPM et j’ai pensé avec une certaine haine que si je me ramasse un jour dans un CHSLD privé non conventionné, ce sera le plus tard possible pour que ces salauds-là ne me plument pas le patrimoine trop longtemps, à 8000 $ par mois…

Je me suis fait dépasser par un cycliste roulant électrique. J’ai pesté secrètement, je me suis demandé il était à combien de BPM, celui-là. Pourquoi venir monter la montagne si c’est pas pour te faire aller la patate ? Mange un hot dog en pédalant, tant qu’à faire, camarade !

Je sais, je sais, j’ai un fond de cycliste toxique qui me fait haïr les vélos électriques comme certains haïssent les drag queens (je n’en ai par ailleurs vu aucune sur la montagne). J’ai une certaine haine pour les BIXI, aussi, on en reparlera une autre fois.

Une joggeuse a brusquement fait demi-tour et nous avons failli entrer en collision. Elle a fait le saut quand elle m’a vu. À 165 BPM, je n’ai pas eu le souffle de lui crier de faire attention. Il faut soigner ses demi-tours. Parlez-en à la CAQ…

Un écureuil a traversé le chemin Olmsted, pas trop pressé, j’ai ralenti un peu la pédale pour le laisser passer. Je suis sûr qu’il a hâte que recommence la saison où les écureuils comme lui sont photographiés par nos cousins français, égaux en cela aux lions du Serengeti et aux kangourous de l’Outback.

Ça viendra, l’écureuil, ça viendra, fin juin, environ…

Sur un banc dont je m’approchais, une femme était assise. À sa gauche : un homme était recroquevillé, collé contre sa poitrine. En les dépassant, j’ai vu qu’il sanglotait. J’ai détourné le regard, j’ai voulu lui laisser l’illusion d’une certaine intimité.

Dans mes oreilles, la musique et le réel étaient synchros, c’était un de ces matins-là :

I was suffering more than I let on
The tropic morning news was on

Rien ne m’empêchera maintenant
De dire les bouts douloureux à voix haute

Pleurer sur un banc de parc, en public, avec les marcheurs, les joggeuses, les cyclistes et les écureuils : faut avoir mal en ta. Je le dis sans moquerie aucune, bien au contraire. Je n’aurais jamais ce courage.

Rendu au belvédère, du monde partout, encore. Ça jouait quasiment du coude pour prendre des photos avec le centre-ville comme décor. Scoop étonnant : on ne voit aucun cône orange, du belvédère du mont Royal. De là, on peut vivre dans l’illusion que les cônes orange n’existent que dans les dessins de Chapleau.

J’ai pensé, en regardant les couples, les groupes d’amis et les familles qui prenaient la pose devant la balustrade du belvédère : c’est ma place préférée, dans cette ville imparfaite. Tout le monde a la banane dans le visage. Même quand la montagne est grise, c’est plein de soleil.

Je suis reparti vers le bas de la montagne, j’ai cessé de regarder mes pulsations. Je me suis levé comme chaque fois sur les pédales sans forcer, laissant la gravité faire sa job tout en regardant les immeubles du centre-ville défiler entre les arbres nus.

Montréal a tous les défauts du monde, mais c’est drôle, je ne vivrais nulle part ailleurs dans le monde. Sa beauté n’est pas évidente, c’est pas comme Québec, mettons. Québec est ostentatoire de beauté, alors que Montréal est laide (sauf sur la montagne), mais Montréal est… vivante.

Et dans mes oreilles, le gars de The National a chanté :

I’ll be over here lying near the ocean
Making ocean sounds

Let me know if you can come over
And work the controls for a while

Ces mots ne se synchronisent à aucune image de ma première sortie sur la montagne. J’ai juste éprouvé une petite jalousie : j’aimerais écrire quelque chose de beau comme ça, une fois. Juste une fois.

Et j’ai pensé : la montagne sera encore plus belle quand les bourgeons vont éclater.

C’est pour bientôt, paraît-il.