Caroline Masse m’a donné rendez-vous devant la porte de la maternité de l’ancien hôpital de la Miséricorde, boulevard René-Lévesque Est. Le lieu est clôturé, placardé, cadenassé. Un peu à l’image de l’histoire secrète qu’il porte. Celle de milliers de « filles-mères » qui sont venues y accoucher dans la clandestinité. Celle de sa propre mère qui lui a donné naissance dans cet hôpital. Celle de toutes ces mères qui, pendant 120 ans, ont souvent été contraintes d’abandonner leur bébé et n’ont jamais été fêtées.

Caroline fait partie des derniers enfants nés dans ce lieu hautement symbolique, qui a été mis en vente par Québec récemment. Voilà cinq ans qu’elle milite pour que le redéploiement du site inclue un lieu de commémoration de ce pan important de l’histoire des femmes au Québec.

Lorsqu’elle a appris en 2018 qu’un projet de reconversion du site se profilait à l’horizon, elle a réalisé avec stupeur que peu de gens connaissaient l’histoire de ce lieu à l’abandon qui, pour elle et des milliers d’autres personnes, est chargé d’émotions. Pour combler ce trou de mémoire, elle est aujourd’hui porte-parole du projet de Musée de la Miséricorde, visant la création d’un lieu de mémoire dans la chapelle de l’ancien hôpital.

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Pouponnière de l’hôpital de la Miséricorde dans les années 1930

Cette mémoire oubliée, bien que secrète et douloureuse, n’est ni lointaine ni anecdotique, rappelle Caroline.

« C’est une page d’histoire qu’il faut absolument faire connaître au Québec. Parlez-en autour de vous. Parlez-en à votre grand-mère, votre arrière-grand-mère, vos tantes, vos grands-tantes. Vous allez être étonnés de découvrir à quel point ces histoires sont répandues dans les familles. »

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Des religieuses s’occupent des enfants à la crèche de la Miséricorde, en 1947.

Contrairement à un grand nombre d’enfants dits « illégitimes » nés à la Miséricorde, Caroline n’a pas été donnée en adoption ou aux crèches. Sa mère, rebelle de son époque, a décidé de la garder. Un choix courageux pour une mère célibataire dans le Québec des années 1960 où les femmes ayant des enfants hors mariage étaient encore mises au ban. Le choix « rationnel », qui lui avait été fortement suggéré, aurait été de confier sa fille à l’adoption et de refaire sa vie pour éviter d’être prise dans une spirale de pauvreté.

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« C’est une page d’histoire qu’il faut absolument faire connaître au Québec », selon Caroline Masse.

« Elle n’a vraiment pas choisi la voie facile. Elle ne m’a pas fait adopter même si elle n’avait aucun moyen de me garder physiquement avec elle. Car au début, à cette époque, il n’y avait ni aide sociale ni garderie. »

Pour pouvoir garder un lien avec sa fille tout en gagnant sa vie, la mère a dû confier sa fille à des pensions. Ce n’est qu’en 1970, grâce à l’arrivée de l’aide sociale au Québec, qu’elle aura enfin les moyens de la reprendre.

Longtemps, elle n’a pas osé révéler son secret. « Elle me l’a caché jusqu’à mes 20 ans. Elle avait inventé une histoire compliquée. Elle m’avait dit qu’elle était veuve et que la tombe de mon père était aux États-Unis. »

Lorsque sa fille devenue adulte a manifesté le désir d’aller se recueillir sur la tombe de son père, la vérité a fini par éclater. Elle était une « fille-mère ». Son père était un homme marié avec qui elle avait eu une histoire d’amour. Il était encore vivant. Caroline était heureuse de l’apprendre. Elle comprenait enfin pourquoi sa mère avait coupé tous les liens avec sa famille. Mais elle n’a finalement jamais pu rencontrer son père, mort peu de temps après.

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Jusqu’à la fin de sa vie, la mère de Caroline, décédée en 2022, est restée profondément marquée par l’étau religieux et le système patriarcal oppressif dans lequel les femmes de sa génération ont vécu. Même si les temps avaient changé, le poids de la honte n’avait pas disparu. « À la fin de sa vie, ma mère était en CHSLD et elle disait encore aux préposés aux bénéficiaires qu’elle était mariée. Elle était incapable de changer son récit. »

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L’ancien hôpital de la Miséricorde occupe tout le quadrilatère formé du boulevard René-Lévesque Est et des rues Saint-Hubert, Saint-André et de la Gauchetière Est.

La mémoire de l’ancien hôpital de la Miséricorde est multiple et changeante selon les époques. Elle inclut forcément des histoires plus douloureuses que d’autres. Celle que racontait sa mère en évoquant les Sœurs de la Miséricorde était plutôt belle.

« Elle y était à une époque où le travail social était bien implanté et elle a pu en bénéficier. Elle a aussi bénéficié de certaines initiatives mises sur pied par Marie Labrecque, connue en religion comme sœur Sainte-Mechtilde, qui avait créé des homes pour les mères célibataires [inspirées d’un modèle new-yorkais semblable]. À partir du moment où sa grossesse est devenue évidente, elle a pu se réfugier dans une de ces maisons à Sainte-Dorothée, à Laval, pendant plusieurs mois et ne revenir à la Miséricorde que pour accoucher. »

Pionnière du travail social tant auprès des mères célibataires que des travailleuses du sexe, Marie Labrecque – à qui la scénariste Danielle Trottier a voulu rendre hommage en donnant son nom à une école dans la série Toute la vie – est décédée le 10 juin 2021 à l’âge de 100 ans.

Après avoir lu un article à sa mémoire, Caroline a découvert, émue et incrédule, que cette femme exceptionnelle dont sa mère lui avait toujours parlé avec un immense respect était hébergée dans le même CHSLD qu’elle. Sans le savoir, elles se sont retrouvées au même étage, à quelques portes l’une de l’autre. Elles sont décédées à huit mois d’intervalle.

« Dans tout l’infini des possibles… elles ont fini leurs jours l’une à côté de l’autre ! »

Pour Caroline, c’était un autre rendez-vous raté. « J’aurais tellement aimé aller lui parler. Pour moi, c’est une figure féministe incontournable, qui a été un moteur de transformation sociale au Québec. »

Changer les choses au sein d’une institution aussi patriarcale que l’Église exigeait très certainement du cran. Et du cran, Marie Labrecque, qui a notamment fait remplacer l’appellation « fille-mère » par « mère célibataire », en avait à revendre.

« Il y a eu beaucoup de femmes religieuses comme elle qui étaient assez badass, comme on dit aujourd’hui. »

Chose certaine, quand son musée verra le jour, Caroline Masse y montera une exposition à la mémoire de Marie Labrecque. Pour que l’on n’oublie ni ces mères jamais fêtées ni celles qui se sont battues pour qu’elles ne soient plus stigmatisées.

L’hôpital de la Miséricorde en bref

1848 : Fondation de l’Institut des Sœurs de Miséricorde par Rosalie Cadron-Jetté dans le but d’accueillir les mères célibataires. Les sœurs, accusées d’« encouragement au vice », ont du mal à amasser des fonds pour leur œuvre.

1853 : Construction de la maison mère des Sœurs de Miséricorde à l’angle des rues Dorchester et Saint-André.

1973 : L’hôpital et la maternité cessent leurs activités. Les sœurs transfèrent au gouvernement le quadrilatère de la Miséricorde avec une clause spécifiant que les bâtiments doivent servir à des fins humanitaires et sociales.

Sources : Ville de Montréal, projet de Musée de l’hôpital de la Miséricorde

Dix ans de flottement

Depuis 2012, l’OBNL Quadrilatère de la Miséricorde travaille à un projet de sauvegarde du site de l’ancien hôpital de la Miséricorde qui préserverait sa vocation sociocommunautaire et sa mémoire. Propriété du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, le bâtiment a été mis en vente ce printemps. Québec a confié à la Société québécoise des infrastructures (SQI) le mandat d’accompagner le CIUSSS pour la mise en marché de l’immeuble. En 2021, la Ville de Montréal a présenté sa vision pour le site : un projet qui autoriserait la construction d’une tour de 17 étages sur le site en échange de 90 logements sociaux, 130 ateliers d’artistes, 60 studios pour la Maison du Père, 80 studios étudiants ainsi qu’un espace culturel dans la chapelle. Cette vision ne lierait toutefois pas le futur acheteur.

En savoir plus
  • 300 000
    Estimation du nombre d’enfants dits « illégitimes » au Québec durant le XXsiècle
    Sources : Ville de Montréal, Projet de Musée de l’hôpital de la Miséricorde