Partout où on regarde, c’est fou, on voit les fissures de l’État qui s’agrandissent sous nos yeux. Parlons de trois fissures qui ont récemment fait les manchettes.

D’abord, dans le quotidien Montreal Gazette1 : près d’un patient sur cinq quitte les urgences du CHUM avant d’avoir été vu par un médecin. Dans 15 hôpitaux montréalais, c’est 12 % des patients qui perdent patience devant les temps d’attente et qui fichent le camp avant d’avoir vu un médecin.

Dans le papier d’Aaron Derfel, des médecins témoignent d’une évidence : c’est dangereux, ça met des gens à risque.

Ensuite, les directeurs de la protection de la jeunesse ont déposé leur bilan annuel, mardi. C’est l’occasion de constater que la pénurie d’intervenantes de la DPJ, qui existait avant la pandémie et qui était au cœur du rapport de la commission Laurent, sévit toujours2.

Ça veut dire que celles qui sont au front sont surchargées et qu’elles n’ont pas la sérénité optimale pour prendre des décisions cruciales à propos du bien-être des enfants.

Puis, Marie-Eve Morasse de La Presse arrive avec une autre histoire de centre de services scolaire qui veut recruter des enseignants non légalement qualifiés pour répondre à la pénurie d’enseignants3. Fin mai, la vérificatrice générale en estimait le nombre à 30 000. Et certains n’ont pas de diplôme universitaire4.

Partout, dans le mur de l’État, ça craque, ça se fissure. Partout, des services qu’on devrait tenir pour acquis ne sont pas donnés, ou alors mal donnés. Ce n’est pas particulier à certains ministères, à une seule action de l’État. Je parle de missions fondamentales : l’école, la santé, la protection des plus vulnérables. Même les CPE commencent à tousser5 : comme pour les infirmières, des agences privées commencent à vendre des éducatrices à la journée, à fort prix.

Ce n’est pas un désastre caquiste. C’est un désastre transpartisan. Quand je vois les libéraux critiquer le gouvernement actuel, je ne peux pas m’empêcher de penser au règne libéral de 2003 à 2018 – avec l’interlude péquiste de 19 mois, à partir de 2012 : ce parti a gouverné le Québec pendant plus d’une décennie et critique désormais la CAQ pour les mêmes problèmes que le PLQ n’a pas su régler… Ironique.

Je regarde ces manchettes sur les fissures et j’ai souvent l’impression que je vis en 2023 une sorte de jour de la marmotte perpétuel : les fissures qui grandissent sous la CAQ, on les voyait sous le PLQ et même sous le PQ de… René Lévesque6.

Le jour de la marmotte ? C’est un film célèbre avec Bill Murray : ce présentateur météo cynique et aigri revit chaque jour le jour précédent, le jour où une marmotte de Pennsylvanie annonce si on aura un printemps hâtif. C’est l’impression que j’ai en lisant les journaux : les manchettes d’aujourd’hui sont un écho à celles d’il y a 2, 3, 5, 10, 20 ans.

Tenez, une citation, comme ça : « Exaspérés par les longues attentes, de nombreux patients quittent l’urgence avant même d’avoir vu un médecin. Le taux de départs atteint même 25 % dans certains hôpitaux… »

Non, cette phrase n’était pas dans l’article du Montreal Gazette dont je vous parlais plus haut. Elle est plutôt tirée d’un article du Journal de Montréal, le 27 septembre 20147.

J’ai commencé à écrire régulièrement sur l’école autour de 2015. J’avais alors un jeune enfant à l’école, les enfants de mes amis étaient au primaire et au secondaire. Des lecteurs m’écrivaient régulièrement pour me parler des travers de l’école.

J’ai lancé la rubrique ponctuelle Si l’école était importante dans cette chronique. Des centaines de profs se sont mis à m’écrire pour me parler de leur quotidien d’enseignants surchargés par des classes où les élèves en difficulté sont surreprésentés et livrés aux classes régulières sans l’appui suffisant d’orthopédagogues, de techniciennes en éducation spécialisée et d’outils technologiques éprouvés…

Ces profs me parlaient d’épuisement professionnel, de désirs de réorientation de carrière de plus en plus pressants.

Ces démissions, ils le savaient, contribuaient à une pénurie d’enseignants dont les symptômes faisaient les manchettes lors des rentrées scolaires…

Avancez le curseur à 2023 : les profs me parlent encore des mêmes problèmes de classes où les élèves en difficulté monopolisent l’essentiel de leurs énergies. Ils sont encore épuisés.

Et ils quittent encore le métier à un rythme effarant.

La différence avec 2015, c’est qu’on parle désormais de la pénurie de profs à longueur d’année, pas juste lors des rentrées. Mais ça va, on va s’habituer à ce que des profs non légalement qualifiés – mais de bonne volonté – enseignent à nos enfants. Comme on s’est habitués aux 16, 17 et 18 heures d’attente aux urgences pour une entorse à la cheville.

En 2015, les travers de l’école étaient une responsabilité péquiste et libérale. En 2023, dans la cinquième année d’un gouvernement caquiste, les travers de l’école québécoise sont une responsabilité cumulée des péquistes, des libéraux et des caquistes.

Je regarde le mandat de quatre ans de Jean-François Roberge comme ministre de l’Éducation, et si vous voulez une métaphore de l’immobilisme transpartisan made in Quebec, pensez à sa réforme des commissions scolaires. Les commissions scolaires sont devenues des « centres de services scolaires » qui emploient les mêmes directeurs généraux, les mêmes consultants de ressources humaines, les mêmes avocats et les mêmes relationnistes qui disent les mêmes phrases vides dans des communiqués dont on a changé l’en-tête.

Le Québec, c’est Le jour de la marmotte. Au moins, dans le film, Bill Murray apprenait chaque jour de ses erreurs de la veille, il finissait par éviter de mettre le pied dans une flaque d’eau8.

Pas nous.

1. Lisez « More and more Montrealers leave ERs without being seen by a doctor » (en anglais) 2. Écoutez un segment du 98,5 3. Lisez « Profs non qualifiés recherchés » 4. Lisez « Le quart des enseignants non légalement qualifiés en 2020-2021 » 5. Lisez « Des CPE dénoncent la concurrence des agences de placement » 6. Lisez « Après 40 ans, la facture arrive » 7. Lisez « Un patient sur quatre quitte l’urgence sans voir de médecin » 8. Voyez une scène du film (en anglais)