Kits pour bébés naissants. Toutous multicolores. Armoires, sofas et tables diverses. Ce décor est depuis six mois le royaume de María José Urtecho, la coordonnatrice de l’entrepôt du Collectif Bienvenue, organisation montréalaise qui vient en aide aux demandeurs d’asile et leur fournit ameublement, articles de base et accompagnement.

Il n’y a pas si longtemps, la Nicaraguayenne était de l’autre côté du comptoir. Du côté des bénéficiaires. Elle est arrivée à Saint-Bernard-de-Lacolle avec son mari et ses trois filles en février 2022. Ils ont pu demander l’asile au poste frontalier canado-américain, de manière régulière, parce qu’ils avaient de la famille au Canada et faisaient l’objet d’une exception.

Ça ne l’a pas empêchée d’avoir un immense pincement au cœur quand elle a appris à la fin de mars que le chemin Roxham était dorénavant une impasse pour les demandeurs d’asile qui veulent entrer au Canada et que ceux qui tenteraient leur chance seraient renvoyés aux États-Unis. Et tout ça à cause de l’élargissement de l’Entente sur les tiers pays sûrs qu’ont conclue le Canada et les États-Unis.

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María José Urtecho, coordonnatrice de l’entrepôt du Collectif Bienvenue

« C’est triste. Le fait qu’on reconnaisse qu’une vie est en danger ne devrait pas dépendre du fait d’avoir une famille au Canada, se désole-t-elle. Je n’ai jamais considéré que les États-Unis sont un pays sûr. Je ne peux pas imaginer mes filles qui iraient à l’école là-bas et je ne saurais jamais si elles reviendraient en vie [à cause de la violence armée]. Le processus d’immigration est terrible là-bas et les gens reçoivent vraiment peu d’aide. Et il y a la peur de la police de l’immigration, l’ICE », soutient-elle, tout en triant des jouets.

Ce week-end, plusieurs employés et bénévoles du Collectif Bienvenue vont participer à une marche de 73 km sur trois jours qui reliera le parc La Fontaine, à Montréal, au chemin Roxham, en Montérégie. Les manifestants demanderont la fin pure et simple de l’Entente sur les tiers pays sûrs. Une telle abrogation permettrait aux demandeurs d’asile de se présenter aux postes-frontières canado-américains pour demander la protection du Canada.

« Après la fermeture du chemin Roxham, on a vu moins d’arrivées de demandeurs d’asile au Québec, mais ces gens-là n’ont pas disparu. Ils veulent toujours venir avec leur famille », note Mariangel Betancourt Diaz, intervenante sociale et coordonnatrice des ressources au Collectif Bienvenue.

La jeune femme, qui est arrivée au Canada pour ses études et qui a depuis acquis la citoyenneté, compte faire le parcours au complet.

Je vais marcher 25 kilomètres par jour, tout comme le font ceux qui traversent la jungle et le désert pour demander l’asile. Je veux que leurs voix soient entendues.

Mariangel Betancourt Diaz

La marche, organisée par une dizaine d’organisations pour concorder avec la Journée mondiale des personnes réfugiées, coïncide aussi avec un autre évènement attendu depuis des mois. Vendredi, la Cour suprême doit rendre sa décision sur l’Entente sur les tiers pays sûrs, évaluant si l’accord viole la Charte des droits et libertés du Canada. Les plaignants, qui incluent Amnistie internationale et le Conseil canadien des réfugiés, ont notamment plaidé devant les magistrats en octobre dernier que les demandeurs d’asile refoulés aux États-Unis en vertu de l’accord bilatéral risquent d’être détenus, ce qui porte atteinte à leurs droits à la vie, à la liberté et à la sécurité.

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Melissa Claisse, responsable des communications du Collectif Bienvenue

Les marcheurs se mettront-ils en route s’ils ont gain de cause devant le plus haut tribunal du pays ? « Qu’importe la décision de la Cour, on va maintenir la marche, dit Melissa Claisse, responsable des communications du Collectif. Le droit d’asile est un droit de la personne qui a besoin d’être protégé même si la Cour nous donnait raison », croit-elle.

Cet été, le Collectif Bienvenue célébrera son cinquième anniversaire. Cette organisation citoyenne a été mise sur pied en 2017 alors que le chemin Roxham, auparavant inconnu du grand public, devenait un important point de passage. Cette année-là, près de 19 000 personnes ont emprunté ce chemin pour venir au Canada, craignant notamment les politiques migratoires de Donald Trump.

Par l’entremise des réseaux sociaux, la première directrice générale, Noelle Sorbara, et son équipe ont fait appel aux Montréalais pour prêter main-forte aux demandeurs d’asile en donnant leurs meubles et les vêtements dont ils n’ont plus besoin.

Cinq ans plus tard, le Collectif a 16 employés, une centaine de bénévoles (80 % sont des demandeurs d’asile) et un budget d’un peu plus de 1,4 million de dollars, soutient sa nouvelle directrice générale, Dina Souleiman. La superficie de l’entrepôt, qui est situé dans un édifice près de la rue Chabanel, vient d’être agrandie considérablement.

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Entrepôt du Collectif Bienvenue, à Montréal

Chaque semaine, l’organisation reçoit des demandes d’aide d’une cinquantaine de familles, et ce, malgré la fermeture du chemin Roxham. « Les gens viennent par d’autres moyens », note Mme Claisse.

Les statistiques lui donnent raison. Alors que les interceptions à la frontière terrestre ont descendu en flèche, passant de 4087 en mars à 69 en avril, le nombre de demandes d’asile dans les aéroports a triplé si l’on compare avril 2022 à avril 2023, passant de 565 à 1490. Résultat : le nombre de nouveaux demandeurs d’asile arrivés au pays au cours des quatre premiers mois de l’année, soit 24 395, est à peu près l’équivalent de celui de l’an dernier.

« Les gens qui seraient venus si le chemin Roxham n’était pas fermé, ils existent toujours. Ils sont aux États-Unis, ils vivent dans l’incertitude, affirme Melissa Claisse. Le resserrement des frontières, ça ne dissuade personne de quitter son pays s’il est en danger. Ce n’est pas un choix. »

Précision : ce texte a été modifié. La version originale affirmait que l’abrogation de l’Entente sur les tiers pays sûrs permettrait la réouverture du chemin Roxham alors que ce changement permettrait plutôt à tous de demander l’asile aux postes-frontières canado-américains.