Avant son expulsion de TikTok, les clips d’Andrew Tate sur la vie en général et sur l’argent, le succès et les femmes en particulier étaient hautement populaires. Il est suivi comme les trumpistes suivent Trump : dans une dynamique sectaire où le leader ne peut rien faire de mal.

Andrew Tate est misogyne. Il ne s’en cache pas. Il revendique même l’étiquette. Si sa copine l’accusait d’infidélité, a-t-il déjà dit, il sortirait la machette et puis : « Boum, dans sa face ! »

Autre perle : Tate conseille de ne fréquenter que des femmes très jeunes, sous la barre des 25 ans, préférablement de 18 ou 19 ans, car, je cite : « Elles ont vu moins de pénis. » On ne s’étonnera pas qu’il ait parlé de la femme comme étant la propriété de l’homme.

Sans oublier : les femmes qui sont agressées sexuellement, selon Tate, ont quand même une part de responsabilité1

Il fut un temps, pas si lointain, où ce genre de posture aurait relégué Andrew Tate aux marges de la société. Mais l’époque a changé : se comporter comme un goujat peut être votre ticket pour la notoriété.

L’ex-kickboxer hyper musclé est immensément populaire auprès de hordes de jeunes hommes qui le vénèrent et qui le défendent en ligne. Tate, posant avec son cigare et au volant de sa Lamborghini, est la grande vedette de ce qu’on appelle la « manosphère », une constellation numérique d’hommes qui influencent leurs semblables en mettant en scène une masculinité aussi ostentatoire qu’agressive.

Populaire ? Avant d’être bannis de TikTok, les clips de Tate avaient accumulé près de 12 milliards de vues.

Mardi, Tate a été accusé de viol et de trafic humain en Roumanie. Il était déjà assigné à résidence depuis quelques mois, le temps que l’enquête policière finisse.

Est-ce que ce sera la goutte de trop pour ses fans, qui le vénèrent ?

Pour la Dre Cécile Rousseau, médecin psychiatre et membre de l’Équipe Recherche et action sur les polarisations sociales (RAPS) de l’Université McGill2, la mise en accusation de Tate ne sera pas la fin de son influence : « Ses relais sur les réseaux sociaux vont s’activer pour montrer qu’il est une victime, m’a-t-elle dit hier, on va le présenter comme une victime du système, pour ce qu’il dit et prêche. »

Lors d’une conversation avec la Dre Rousseau l’hiver dernier, elle avait noté à quel point le nom de Andrew Tate revenait dans les recherches de l’Équipe clinique de polarisation, qui traite des gens – en majorité des hommes – qui flirtent avec la violence.

— C’est effrayant, m’avait dit la psychiatre, Tate est la coqueluche dans les écoles secondaires. Et pas juste chez ceux qui ne vont pas bien. Il est riche, il est fort, il est à la fois blanc et noir, converti à l’islam. Il incarne aussi cette idée : la violence face aux femmes n’est pas seulement justifiée, mais elle est cool…

— Et pourquoi c’est Tate, le modèle, Docteure ?

— Excellente question. On se la pose. C’est la recréation de la figure du superhéros, mais dans la sphère dystopique…

Je résume l’opposition utopie/dystopie, dixit la Dre Rousseau : dans le monde utopique, les « bons » gagnent. Et jusqu’aux années 1990, les grandes mythologies populaires étaient bâties sur des superhéros utopiques. Star Wars, par exemple : les « bons » s’unissent pour combattre les « méchants » et faire triompher le Bien.

Mais comme je vous le disais plus haut, l’époque a changé. Les « méchants » ont la cote. Pas juste dans la mythologie populaire : quand certains peuples votent, ils élisent des gens qui aiment ouvertement le rôle de « méchant », qui en appellent à nos plus bas instincts, comme Trump.

Symbole cinématographique de l’époque où le Mal triomphe : le Joker.

Le Joker fascine, le Joker cartonne.

Dans la dystopie, tout va mal. Rien n’est certain, peut-être que l’Apocalypse nous attend : aussi bien être dans le camp des méchants, c’est une forme de réappropriation du pouvoir…

Cécile Rousseau voit aussi la fascination qu’exerce Andrew Tate sur des millions de jeunes hommes comme une réponse à deux variables très ancrées dans l’époque.

D’abord, en ces temps perturbés, où les inégalités gagnent du terrain, « l’avenir n’est plus ce qu’il était », constate la chercheuse : les incertitudes financières, la difficulté d’accéder au logement et à la propriété, tout ça est omniprésent chez les jeunes générations. « Dans le contexte, dit-elle, comment je me définis (mon identité) va prendre beaucoup plus d’importance. »

Ensuite, l’époque a accéléré l’acceptation de toutes sortes de conceptions du genre (l’identité, encore). Cela est juste et bon, concède Cécile Rousseau : mais il y a un vaste public de jeunes hommes qui voient ces changements comme une attaque frontale sur leur état d’homme hétérosexuel…

Et là, un Andrew Tate arrive et il leur dit : c’est OK d’être un homme, c’est OK de voir la force brute comme une fin en soi, c’est OK de brasser les femmes quand elles n’écoutent pas, pourquoi s’excuser de ce que nous sommes, les mâles alpha ?

Et le « marché » pour ce discours-là est immense. La Dre Rousseau ne défend pas cette perception tronquée, loin de là. Elle constate simplement que ça existe et que cela participe à la radicalisation d’une portion des jeunes hommes occidentaux : « Dans certains pans de la jeunesse, ces modèles hyper masculins, comme Andrew Tate, sont vus comme un rempart contre la confusion identitaire. »

Bref, que Tate soit condamné ou non par la justice roumaine pour les crimes horribles dont on l’accuse, ça ne changera rien à la rage de ses fans face à la société en général.

Tate est le symptôme de cette rage, pas la cause.

Et cette rage, elle trahit cette réalité qu’on ne nomme peut-être pas suffisamment : les jeunes hommes3 ne vont pas bien du tout.

1. Lisez un article de The Economist (en anglais) 2. Lisez un article sur LaPresse.ca 3. Lisez un article de The Atlantic (en anglais)