(Taipei) Abao arrive au café de la gare de Taipei sans se faire remarquer. Casquette Puma vissée sur la tête, blottie dans un chandail de coton ouaté rose, elle ressemble aux adolescents qui font de la planche à roulettes sur les trottoirs de la capitale taïwanaise. La femme de 41 ans est pourtant l’une des plus grandes stars de l’île autogouvernée.

Une étoile qui à elle seule est en train de changer le firmament de l’île qui l’a vue naître. Et tout ça, en chantant dans une langue que seulement 70 000 personnes parlent.

Abao, née Aljenljeng Tjaluvie, est une auteure-compositrice-interprète née dans une communauté paiwan, un des 16 peuples autochtones reconnus par les autorités taïwanaises et qui étaient dans l’île bien avant les vagues d’occupants chinois, néerlandais et japonais.

Si, au Canada, les Autochtones forment 5 % de la population du pays, à Taïwan, leur proportion atteint tout juste 2,5 %, selon les plus récentes données. Comme chez nous, ils ont longtemps été la cible de politiques d’assimilation draconiennes.

Lorsque le général Tchang Kaï-chek a fui la Chine continentale pour établir son gouvernement nationaliste chinois du Kuomintang à Taïwan en 1949, il a tenté d’effacer du revers de la main toutes les langues qui y étaient parlées et a imposé le mandarin par la force.

Après l’établissement de la démocratie dans les années 1990, la diversité linguistique a lentement pu s’exprimer à nouveau dans l’île. Le gouvernement actuel a récemment adopté une loi pour protéger une quarantaine de langues autochtones, dont le paiwan.

PHOTO FOURNIE PAR ABAO

La chanteuse Abao

« Ma mère n’en revient pas. Quand elle grandissait, elle n’avait pas le droit de parler sa propre langue. Personne ne pouvait le faire. Ça me semble impensable. Mon Taïwan, celui de ma génération, est beaucoup moins restrictif », dit Abao.

Malgré les murs qui tombent doucement depuis une trentaine d’années, l’artiste autochtone a souffert son lot de commentaires désobligeants quand sa famille a quitté sa petite communauté paiwan pour s’installer à Kaohsiung, troisième ville du pays. « Mes parents faisaient tout pour que ma sœur et moi soyons éduquées et intégrées dans la société taïwanaise, mais nous ne pouvions pas cacher la couleur de notre peau ! Je me souviens qu’on me demandait si j’avais l’électricité à la maison, se souvient-elle. J’ai été chanceuse, je courais très vite et ça m’a permis de faire partie d’équipes de sport et de gagner le respect des autres. Ça a été beaucoup plus difficile pour ma sœur », se souvient-elle.

La course n’était pas son seul talent. Étudiante, alors qu’elle se préparait à devenir infirmière, elle a remporté un concours de chanson populaire – en mandarin – diffusé à la télévision.

« J’avais 18 ans. J’allais à l’école le jour et je chantais le soir », se souvient-elle.

Forte de ses débuts prometteurs, la chanteuse aurait pu mettre de côté ses racines autochtones, mais sa grand-mère, qui chantait dans les mariages paiwan tout comme sa fille, la mère d’Abao, a décidé en 2013 qu’il était temps de léguer son héritage culturel à la génération montante. « Pourquoi n’enregistres-tu pas ma voix ? », a demandé l’aïeule à sa petite-fille. « C’est ainsi que j’ai réalisé que ma langue maternelle était magnifique et que je voulais l’utiliser pour faire de la musique contemporaine », explique l’artiste, qui n’a jamais regardé derrière depuis.

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La chanteuse Abao

Elle a décidé de faire un album en paiwan. Puis un deuxième. Puis un troisième. Le succès a vite suivi. Aujourd’hui, ses fans – autochtones ou non – connaissent les paroles de ses chansons dans sa langue millénaire.

Visionnez le vidéoclip de Thank you, d’Abao

Lors de l’équivalent taïwanais des Grammys en 2020, elle est repartie avec les grands honneurs nationaux, couronnée à la fois pour l’album de l’année et pour la chanson de l’année, Thank you. Elle avait dédié ce morceau de gospel, écrit en anglais et en paiwan, aux travailleurs de la santé et autres anges gardiens à l’œuvre pendant la pandémie. La société taïwanaise l’a remerciée à son tour. « J’étais sous le choc », dit-elle en riant.

Aujourd’hui, Abao déploie les ailes que lui a données le succès pour mettre de l’avant d’autres artistes autochtones.

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La chanteuse Abao

Elle les mentore, monte sur scène avec eux, multiplie les collaborations.

Visionnez une vidéo d’Abao (habillée en blanc), accompagnant d’autres artistes autochtones taïwanais

Lorsqu’elle n’est pas en tournée, elle voyage dans tout Taïwan pour aller à la rencontre des aînés des communautés autochtones. Ils lui dévoilent le sens des symboles qui les entourent et qui encapsulent à la fois l’histoire et la culture de leurs peuples. Elle est l’anthropologue qui écoute et prend des notes avant que ces précieuses connaissances s’évanouissent. « J’apprends aussi à jouer de la flûte à nez [un instrument traditionnel]. De moins en moins de gens savent en jouer et je pense qu’il est possible d’en faire quelque chose de très cool », dit la musicienne.

On n’en doute pas une seconde.