« Moka ! Tasse-toi de là ! »

Bon, bon, bon… Qu’est-ce qu’il y a encore ? Je ne peux pas aller nulle part. Il y a des boîtes partout. Dès que je m’approche d’elles pour les renifler un peu, on me dit de dégager. Depuis une semaine, de jour en jour, le logement a de moins en moins l’air d’un logement. Plus rien sur les comptoirs de cuisine. Plus rien dans les bibliothèques du salon. Plus de jouets dans la chambre de Lili. Les garde-robes, les armoires et les tiroirs sont vides. Ils ont tout ramassé. Tout paqueté. Ne reste que mes deux bols, ma doudou et mon coussin dans un coin. C’est gentil. Je peux continuer mes deux activités préférées : dormir et manger.

Bip… Bip… Bip…

Je saute à la fenêtre. Il y a un camion tout blanc qui recule. Ça s’active dans l’escalier. Les meubles sortent les premiers. Si je comprends bien, on change de niche. Je vais m’ennuyer de mon ami Rocky, le golden d’à côté. J’espère qu’on ne va pas trop loin et qu’il y aura une grande cour où je pourrai l’inviter.

« Tabarna… !!! »

Oups ! Le matelas ne passe pas. Crampe à gauche ! Crampe à droite ! J’essaie de les aider. Je ne reçois que des coups de pieds.

« Moka ! Tasse-toi de là ! »

OK, OK. Je vais me rendre utile. Je vais descendre mes petites affaires moi-même. Je prends ma doudou et mon coussin dans ma gueule, je vais les mettre sur le trottoir. Je retourne chercher mes bols. Ils n’auront qu’à les ramasser. Et moi, j’attends près de la Honda.

Lili vient me voir. Elle me prend dans ses bras et se met à pleurer. Bouhouhou ! Elle est triste de quitter son foyer. Faut dire que c’est là qu’elle est née. Je suis arrivé juste après. En direct du chenil. On a découvert le monde ensemble. À quatre pattes. Elle est rendue sur deux. Je continue sur quatre. Ça va plus vite et mieux. Elle pleure toujours. Émilie, prends sur toi. On se fera plein de souvenirs au nouvel endroit. Ma maîtresse vient la chercher. Elle me donne un bec sur le museau. Ça doit être pour me remercier de l’avoir consolée.

Enfin, mon maître me rejoint. J’embarque où ? En avant ou en arrière ? Y’a pus grand place dans l’auto. Il s’agenouille, me flatte le coco. Me tend une gâterie et me dit : « Bonne chance, Moka… » en enlevant mon collier. Puis se lève et s’en va. Le camion démarre. La Honda, aussi. Ils sont partis.

Ben voyons donc ! Ils font sûrement deux voyages. Je retourne, en haut, voir s’ils ont laissé du stock. C’est barré. Il reste sûrement de quoi. Sûrement de quoi, ne serait-ce que moi. Je retourne sur le bord de la rue.

Il y a un autre pick-up bien rempli. C’est la gang de Rocky. Ils s’en vont, eux aussi. Le vieux pitou vient me faire ses adieux, en me sentant le mauvais bout de la queue. Bye, bye, bro ! Si on est chanceux, on se retrouve dans le même quartier. Et il part, les oreilles au vent, dans les bras du p’tit Christian.

Le temps passe. La vieille Honda ne repasse pas. Ça doit être loin où on s’en va. Et le trafic des déménagements doit les retarder. Je fais les cent pas. Sans trop m’écarter. J’ai pas envie de me faire ramasser.

Eh bien, tiens ! J’avais raison. C’est quoi, ça, là-bas ? Le camion tout blanc qui revient. Je le savais qu’il n’avait pas tout pris. J’aboie de joie. Il se stationne à côté de l’escalier. Les gars débarquent.

Ce ne sont pas les mêmes. Il n’y a rien qui ressemble plus à un camion tout blanc qu’un autre camion tout blanc. Les baraqués déchargent du mobilier. Et le montent jusque chez nous. Une famille les suit par-derrière. La petite fille porte un chat. Un chat ! Un chat dans nos murs ! Je le suis en jappant. La petite fille a peur. Elle crie. Le papa intervient :

« D’où c’qui sort, ce chien-là ? »

Je sors pas, je rentre chez moi. Il me donne un coup de balai. Dégage, le cabot ! Ce n’est plus ma demeure. Je suis expulsé. La langue à terre, je retourne sur le trottoir, me morfondre. Mes trucs ne sont plus là. Disparus bols, doudou et coussin. Envolés. Volés.

Les humains n’en ont que pour les objets.

C’est ce qu’ils déménagent. En en prenant bien soin.

Mon maître a gardé le collier.

Mon maître a gardé la laisse.

Mais pas le délaissé.

Moi qui le croyais aussi attaché à moi que je l’étais à lui.

Il ne reviendra pas me chercher.

Il pleut à ne pas laisser un chien dehors.

J’y suis.

Nous sommes nombreux.

Les animaux abandonnés du 1er juillet.

Trop nombreux.

Et trop seuls.