Comme des millions d’internautes, je me suis ruée sur Threads dans l’espoir pas du tout secret d’échapper au foutoir qu’est devenu Twitter depuis qu’Elon Musk en a fait sa coûteuse bébelle.

Comme des millions d’autres, je n’attendais qu’une occasion pour fuir les hordes de pirates et de trolls qui grouillent, gazouillent et s’égosillent sur Twitter. Mais je crains fort de tomber de Charybde en Scylla.

Vous connaissez cette expression ? Ça désigne une situation où, en voulant éviter un malheur, on est frappé par un autre, encore plus grand. Charybde et Scylla sont deux monstres marins de la mythologie grecque. Le premier est un gouffre tourbillonnant qui aspire tout. Le second, un récif escarpé où vont se briser les navires. Dans l’Odyssée d’Homère, Ulysse passe de l’un à l’autre, et ça se termine plutôt mal pour son équipage.

Bref, je crains fort, écrivais-je, de tomber de Charybde en Scylla. Après tout, je passe d’un géant du web à l’autre. Deux monstres voraces qui se valent et qui avalent tout. Sans rendre de comptes à personne. Peu importent les conséquences.

Le succès instantané de Threads s’explique par l’apparente détermination d’Elon Musk à briser son nouveau jouet à coups de mauvaises décisions. Lorsqu’il a montré la porte à ses équipes de modération de contenus, par exemple. Ou, pire encore, lorsqu’il l’a ouverte toute grande aux conspirationnistes de tout poil.

Résultat, c’est le bordel sur Twitter. On n’en peut plus. On est prêt à tout pour que ça cesse – même à refiler nos données à un homme presque aussi riche et à peine moins antipathique qu’Elon Musk : Mark Zuckerberg.

On est prêt à oublier le scandale Cambridge Analytica, celui des Facebook Files1 et de la désinformation toxique qui se répand aussi sur les plateformes de Meta. On se dit qu’au moins, il n’y a pas de trolls sur Threads. Du moins, pas encore…

La situation, déjà sombre, ne peut qu’empirer si Meta coupe l’accès aux nouvelles produites par les médias canadiens sur Threads, comme il menace de le faire sur Facebook et sur Instagram.

Près de 30 % des Canadiens passent par Facebook pour s’informer.

Si les contenus journalistiques disparaissent du jour au lendemain, où, et surtout comment, ces gens-là s’informeront-ils ? Combien, parmi eux, se contenteront de rumeurs et d’insignifiances ? Combien de fausses nouvelles rempliront le vide laissé par la suppression des vrais reportages ?

Meta et Google menacent d’éliminer les nouvelles de leurs sites web pour protester contre une loi fédérale qui les obligerait à partager avec les médias canadiens une petite part de leur gigantesque tarte publicitaire.

« Ils ont fait le mauvais choix en s’attaquant au Canada », a prévenu Justin Trudeau, mercredi. « Je sais que les Canadiens ne vont pas se laisser intimider par des milliardaires américains qui veulent nuire à notre démocratie. »

Le premier ministre a raison : priver les Canadiens d’un accès à une presse de qualité, libre et indépendante, nuirait sans aucun doute à la santé démocratique du pays. C’est pourtant ce que les géants de Silicon Valley menacent de faire, par pure cupidité.

Ces monstres insatiables ne créent rien. Ils engloutissent des contenus journalistiques produits par d’autres, les recrachent sur leurs plateformes et s’enrichissent au passage, grâce aux revenus publicitaires générés par ce matériel gratuit, sans cesse renouvelé.

Résultat, d’un bout à l’autre du pays, des journaux font naufrage. Les géants du web accaparent désormais 80 % des publicités numériques, ne laissant que des miettes aux médias – qui doivent payer, eux, leurs journalistes. Au cours des dernières années, 450 salles de rédaction ont fermé leurs portes. C’est catastrophique – et pas seulement pour les milliers de reporters qui se retrouvent au chômage.

On sait trop bien, maintenant, que les réseaux sociaux créent une dépendance toxique, en particulier chez les jeunes. On sait que leurs algorithmes poussent des contenus qui divisent la société.

On sait que Meta, parfaitement au courant de la situation, a longtemps refusé de modifier ces foutus algorithmes, parce que ses utilisateurs auraient passé moins de temps sur ses plateformes et auraient donc été moins exposés à ses contenus publicitaires.

Comme un marchand de tabac2 qui continuait à vendre son produit tout en le sachant toxique, Meta refusait de rendre Facebook moins addictif, parce que ça le rendait aussi moins payant.

Échaudé par les critiques des dernières années, Meta tente désormais de s’éloigner des nouvelles et des controverses3 politiques. Mais il continue de nous rendre accros. Threads utilise l’algorithme d’Instagram pour nous gaver des contenus les plus susceptibles de nous plaire. Pour nous inciter à « scroller » à l’infini, il nous donnera exactement ce que nous voulons, même sans trop nous l’avouer. Des vidéos de chats. Des montées de lait. Des potins juteux. Mais pas de nouvelles, ou si peu.

Avec un peu de chance, nous aurons droit au plus absurde des duels entre Elon Musk et Mark Zuckerberg : un combat d’arts martiaux mixtes, dans une cage, qui pourrait se tenir… au Colisée de Rome.

Nous pourrons alors prendre toute la mesure de l’ego de deux des hommes les plus riches de la planète, qui veulent absolument nous faire savoir à quel point ils sont aussi virils. Si ce combat finit bel et bien par se faire, ce sera, assurément, un cirque.

Mais bon, du pain et des jeux, c’est bien ce que nous réclamons en silence, les yeux rivés sur nos écrans.

1. Lisez l’enquête du Wall Street Journal « The Facebook Files » (en anglais) 2. Lisez la chronique « Le moment Big Tobacco de Facebook » 3. Écoutez l’épisode du balado Hard Fork avec Adam Mosseri, responsable d’Instagram (en anglais)