Marie*, 85 ans, aime mettre la main sur des billets de banque en Iran. Dessus, elle écrit « à bas le régime islamique » à l’encre indélébile.

Fariba*, 52 ans, ne se sépare jamais de son rouge à lèvres. « C’est très pratique pour écrire des slogans quand on n’a rien d’autre », dit-elle.

Reyhan*, 41 ans, a un sourire en coin chaque fois qu’elle retire le tchador obligatoire qu’elle porte pour son emploi au sein de l’État iranien pour se promener cheveux aux vents dans les rues de Téhéran dès qu’elle sort du travail.

« On a toutes pris conscience de notre pouvoir de résistance au jour le jour », dit Fariba dans un éclat de rire.

La conversation a lieu à Montréal, au café Byblos du Plateau Mont-Royal, mais j’ai l’impression d’entendre en sourdine les klaxons incessants des rues de Téhéran tellement le récit des trois Iraniennes – dont j’ai modifié le nom pour protéger leur identité – est encore grouillant d’actualité.

Toutes les trois sont arrivées à Montréal au cours des derniers mois. Toutes les trois ont vécu aux premières loges le soulèvement des jeunes Iraniennes et de leurs alliés à la suite de la mort de Mahsa Amini, 22 ans, aux mains de la police des mœurs qui l’a arrêtée parce qu’elle ne portait pas « convenablement » le foulard.

« Il n’y a pas un jour de tranquillité dans nos vies depuis », dit Reyhan. La vie est devenue un feu roulant de contestation, de répression et de mauvaises nouvelles.

Quand elle s’est retrouvée avec les menottes aux poignets l’automne dernier, Fariba a d’abord pensé à ses parents âgés. « Ne leur dites pas que je suis ici, ils vont faire un infarctus », a-t-elle dit à ses geôliers, les Gardiens de la Révolution, un groupe armé ultrapuissant relevant directement du guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei.

Ils venaient de l’arrêter près d’une station de métro dans le nord de Téhéran parce qu’elle avait osé protester quand ils avaient battu en public une autre femme qu’ils venaient d’appréhender. « Embarquez-la, elle aussi », a-t-elle entendu avant de recevoir un coup de matraque dans le dos.

Après, on lui a mis un bandeau sur les yeux. Elle a été détenue quelques heures dans un endroit qu’elle n’a jamais vu, mais dont elle a vite compris la nature. « Je savais qu’on était en plein air et j’entendais des cris, des bruits, comme s’ils torturaient quelqu’un », se souvient-elle aujourd’hui. À la fin de la journée, après l’avoir interrogée, les Gardiens l’ont laissée repartir en lui disant qu’elle ne pourrait plus quitter le pays.

Loin d’éteindre sa flamme, cet évènement n’a fait que souffler sur sa colère. « Après, j’avais tellement de haine, je voulais sortir dans la rue tous les jours. J’ai participé à beaucoup de rassemblements, mais quand je voyais les fusils apparaître, je me retirais », dit la mère de deux garçons aujourd’hui adultes.

Elle a fait des démarches pour retrouver le droit de voyager, mais elle n’a eu la confirmation de leur succès qu’au moment de quitter l’aéroport de Téhéran pour Dubaï. De là, elle a rejoint Montréal, où vit son fils aîné. « J’ai peur de retourner en Iran », dit-elle.

Reyhan a elle aussi peur de rentrer à Téhéran, mais elle sait qu’elle devra le faire pour obtenir son diplôme. Étudiante au doctorat, s’intéressant aux questions de droits de la personne, elle a quitté son pays il y a quatre mois après avoir reçu des menaces. Deux de ses proches venaient d’être arrêtés pour avoir défié sur les réseaux sociaux la loi iranienne sur le hijab obligatoire. « Je suis partie sans même dire au revoir à mes frères », dit-elle, un café latté à la main.

Elle n’a pas été surprise de voir déborder la colère dans les rues du pays entier. Selon elle, le vase du mécontentement se remplissait depuis longtemps.

Depuis l’imposition d’une police des mœurs ultra-zélée pendant la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, qui s’est terminée il y a 10 ans. Depuis que la crise économique qui afflige le pays a creusé les inégalités, engloutissant la classe moyenne, exacerbant la pauvreté. « Et pendant ce temps, des gens proches du régime se construisent des palais dans le nord de Téhéran », dit-elle.

Marie me tend son téléphone. On y voit une vidéo montrant une maison fastueuse, pleine de dorures et de détails aussi kitsch que luxueux. « C’est la maison d’un mollah [un religieux]. Regarder ça, ça m’enrage ! », dit-elle dans un français impeccable appris dans une école française de Téhéran, il y a de cela des décennies.

Octogénaire, Marie a connu l’Iran d’avant la révolution de 1979 et l’Iran d’après. Elle se souvient du jour où on l’a obligée à mettre le voile au travail. « Je ne savais pas comment faire, alors je sortais mes oreilles du foulard pour mieux entendre », raconte-t-elle.

C’est donc avec empressement qu’elle a arrêté de porter le foulard en public l’automne dernier dans la foulée du mouvement de protestation. « Ah ! ce sentiment de liberté ! », dit-elle.

En visite chez sa fille depuis plus d’un mois, elle craint de retourner dans un Iran où cette petite fenêtre de liberté est en train de se refermer. Le régime multiplie les mesures répressives et la surveillance de masse. La résistance est plus sporadique.

« Mais le mouvement n’est pas mort. Les braises sont toujours là, sous les cendres. »

* Noms fictifs