C’est l’histoire d’un homme qui a perdu son permis pour avoir conduit avec les facultés affaiblies. Appelons-le Monsieur K.1. Son avocat est spécialisé dans ces cas d’alcool au volant. Appelons-le MRoberto Fragasso, puisque c’est son nom.

Donc, Monsieur K. est dans le bureau de son avocat à Saint-Eustache, en 2017. MFragasso l’ignore, mais Monsieur K. l’enregistre pour une obscure affaire de paiement au comptant sans facture.

Monsieur K. est camionneur. Il fait face à une suspension de permis de conduire d’un an. C’est embêtant : conduire, c’est son gagne-pain.

Mais MFragasso, fin renard, a peut-être une solution pour son client…

« Monsieur K., je vais vous parler comme si vous étiez mon frère, OK ? Puis, ce que je vous dis, ça reste entre ces quatre murs, d’accord ? On se comprend ? On se comprend ? »

Réponse de Monsieur K. : « Oui, oui. »

L’avocat explique à son client qu’il a deux « possibilités » pour faire face à cette année de suspension de permis.

Première possibilité : Monsieur K. pourrait embaucher quelqu’un pour conduire son véhicule pendant trois mois, car après ces trois mois, explique l’avocat, il pourra récupérer son permis à condition d’installer dans son véhicule un antidémarreur lié à un éthylomètre : Monsieur K. devra souffler dans la machine pour démarrer le véhicule, pour prouver qu’il n’a pas bu…

Deuxième possibilité : « C’est que vous conduisiez pareil votre camion malgré la suspension de votre permis de conduire. OK, c’est sûr que si votre camion était à votre nom personnel, je ne vous recommanderais jamais de faire ça, parce que les véhicules de police aujourd’hui sont équipés de […] viseurs, ils visent une plaque d’immatriculation, ils savent qui est le propriétaire, ils savent si cette personne-là a un dossier, ils savent si cette personne-là a un permis suspendu, etc., etc. Donc, il ne faut jamais, quand on est sous le coup d’une suspension, conduire un véhicule automobile ou un camion ou n’importe quoi qui est à votre nom, parce que c’est trop dangereux… »

Traduction : l’avocat Roberto Fragasso conseille clairement à son client Monsieur K. de commettre un geste illégal.

Mais MFragasso a quand même un certain sens de l’éthique, je m’en voudrais de ne pas le souligner : « C’est sûr que si vous optez pour cette deuxième option là, il faut évidemment respecter les limites de vitesse, les arrêts obligatoires, etc., etc. »

Roberto Fragasso se fait alors pragmatique, sur l’enregistrement.

Moi, Monsieur K., je ne suis pas… Je suis avocat. Je ne suis pas un curé, je ne suis pas là pour vous dire : “Écoutez, ne trompez pas votre femme, puis soyez bon…”

Roberto Fragasso, s’adressant à Monsieur K.

Oups, Monsieur K. a remis cet enregistrement au Conseil de discipline du Barreau…

L’avocat Roberto Fragasso a été reconnu coupable d’avoir contrevenu au Code de déontologie des avocats en conseillant à son client de commettre un geste illégal ou frauduleux, en l’occurrence conduire un véhicule qui n’est pas enregistré à son nom pour contourner une ordonnance d’interdiction de conduire.

Sanction : deux semaines de radiation.

L’avocat a porté la décision en appel au Tribunal des professions. Et le Tribunal a tranché le 19 juin dernier en déboutant MFragasso : sa radiation de deux semaines a été maintenue2

Maintenant, la lectrice attentive de cette chronique – ainsi que son mari, que je salue – se demande peut-être, à ce stade de la chronique : « Me Fragasso, MFragasso… Hum, pourquoi le nom de ce disciple de Thémis me dit-il quelque chose ? »

Je félicite la lectrice attentive de cette chronique de sa perspicacité, ainsi que son mari – s’il est aussi attentif que sa femme. Parce que oui, le nom de MRoberto Fragasso devrait vous dire quelque chose : j’en parlais pas plus tard que mercredi, à propos du chauffard Vi Trung Ngo, accusé d’avoir provoqué l’accident qui a tué Fabienne Houde-Bastien, le 21 mai dernier à Montréal, alors qu’il était apparemment complètement soûl derrière le volant (près de trois fois la limite permise)3.

Permettez que je me cite – une fois n’étant pas coutume – dans le passage de ma chronique où je raconte que lors de l’enquête sur remise en liberté du chauffard, son avocat, MFragasso, a expliqué à la Cour que les 40 constats d’infraction reçus par son client pour des entorses au Code de la sécurité routière « ne révèlent absolument rien » sur son client…

Que disais-je au 23e paragraphe de ma chronique ?

Je disais : « Il y a des criminalistes qui n’ont pas peur du ridicule quand vient le temps de choisir les mots pour dédouaner leurs clients… Et vous en faites partie, Maître. »

Et le jour de la publication de cette chronique, le journaliste Louis-Samuel Perron m’a envoyé la décision du Tribunal des professions. Je ne croyais pas si bien dire, Maître Fragasso !

On rit, mais il n’y a bien sûr rien de drôle. Cet avocat est une honte pour sa profession et, un peu, pour l’idée qu’on peut se faire de la décence humaine. Conseiller à un client de contourner sa peine pour avoir conduit bourré : tu te sacres clairement de la sécurité d’autrui…

Mais parlant de dire n’importe quoi et de ne pas avoir peur du ridicule, MFragasso s’est illustré dans ces deux domaines dans l’appel de sa radiation, devant le Tribunal des professions : il a plaidé qu’il ne méritait pas d’être sanctionné au motif que…

(… Tenez-vous bien…)

Au motif que son client, Monsieur K., n’avait finalement pas mis en pratique son conseil illégal !

Le Tribunal des professions a pulvérisé cet argument risible.

MFragasso a dit à son client Monsieur K. qu’il n’était pas un curé et aux dernières nouvelles, c’est bien vrai. Mais un autre mot vient à l’esprit quand je pense à l’avocat de Saint-Eustache : peddler.

1. Ce pseudonyme a été choisi par le Conseil de discipline du Barreau.

2. Consultez la décision du Tribunal des professions 3. Lisez la chronique « Le chauffard »