Je résume la controverse : Justin Trudeau et son fils Xavier sont allés voir le film de l’été, Barbie. Le PM a publié une photo de son fils et lui devant l’affiche du film, film qui comme chacun le sait met en vedette la poupée de Mattel dans une fable féministe.

Sous la photo des deux Trudeau vêtus de chandails roses, cinq mots : « On est dans l’équipe Barbie. »

Sous les cinq mots de M. Trudeau, la section commentaires.

Et dans cette section, un véritable reflux d’égout de haine homophobe paranoïaque.

Tapette, père incestueux, recruteur pédophile : toutes les insultes y passent, gracieuseté de centaines de nos concitoyens radicalisés qui, hier, croyaient que le passeport vaccinal était le signe de l’avènement inévitable d’un nouveau IIIe Reich…

On le sait, le film Barbie est devenu la cible de tout ce que l’Occident compte de guerriers culturels. À droite, ils sont nombreux à considérer Barbie comme un autre signe que les wokes veulent effacer l’Homme.

Je n’en sais rien, personnellement : je vais attendre que Barbie soit offert sur Netflix.

Confidence : pendant la pandémie, je croyais que les adeptes du Grand Complot sanitaire retourneraient à leurs vieilles habitudes, soit de croquer de l’immigrant et du musulman, en voyant dans chaque hijab le signe que la charia est inévitable sous nos cieux.

J’avais tort. Ils font désormais la chasse aux LGBTQ, aux drag queens, aux trans, aux gais et aux pédophiles : ils passent tout ça dans le grand blender de l’inculture afin de la servir dans ce smoothie indigeste sur l’élimination prochaine du genre et le « grooming » de nos enfants au bénéfice des élites pédophiles assoiffées de sang (j’exagère, mais à peine)… 

Ce déversement de haine homophobe sous la publication du premier ministre Trudeau a semé une sorte de frisson dans le commentariat, suscitant la réprobation généralisée. J’en suis, bien sûr.

Mais il faudra un jour accepter cette réalité : ces gens-là, ceux qui vivent dans l’univers parallèle du YouTubistan, ils ne disparaîtront pas. Zéro surprise, ici.

L’enjeu de fond ne relève pas du civisme, il est politique : quel est le poids électoral de ces mouvances complotistes ?

Aux États-Unis, l’affaire est entendue : le conspirationnisme a pris le contrôle du Parti républicain pour le transformer en zombie d’extrême droite téléguidé par Donald Trump1. Et on sait l’impact dévastateur que cela a eu sur la santé de la démocratie américaine.

En plus des États-Unis, le Brésil, l’Italie et la Hongrie – pour ne nommer que ceux-là – sont des démocraties qui flirtent avec des mouvances d’extrême droite qui carburent aux théories du complot. Les leaders de ces mouvements exploitent la moindre parcelle de colère de l’électorat pour en tirer un pouvoir politique : ils transforment les « likes » rageurs en votes nihilistes.

Le phénomène est magnifiquement expliqué dans un livre formidable sur les sorciers d’extrême droite2 qui ont réussi à canaliser cette rage numérique en une rage politique payante aux urnes : Les ingénieurs du chaos, de Giuliano da Empoli.

Extrait : « Pour la première fois depuis longtemps, la vulgarité et les insultes personnelles ne sont plus des tabous. Les préjugés, le racisme et le sexisme sortent du bois. Les mensonges et les complots deviennent une clé d’interprétation de la réalité. Et tout cela est présenté comme la guerre sacro-sainte pour la libération de la parole du peuple… »

Au Canada, les politiciens qui ont tenté de transformer la rage numérique en gains politiques ont à peu près toujours échoué, à l’exception de la conspirationniste Danielle Smith, élue première ministre de l’Alberta3.

Ne soyons pas naïfs. Pour Justin Trudeau, le choix de publier cette photo est un geste politique : le premier ministre sait très bien que la haine qui va envahir sa page Instagram va magnifier le contraste entre le chef conservateur Pierre Poilievre et lui.

PHOTO COLE BURSTON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur du Canada

M. Poilievre n’a pas de commentaires homophobes ou haineux à son passif. La question n’est pas là : depuis qu’il a appuyé sans réserve les récriminations des paranoïaques qui ont occupé Ottawa au nom de la « liberté » lors de l’hiver 2022, on sait que M. Poilievre n’hésite pas à courtiser ce segment de l’électorat.

Je parle de ce large spectre de nos concitoyens qui croient que le monde est gouverné par la clique secrète des élites de Davos4, que Bill Gates veut la domination mondiale à travers l’OMS5 et que nous serions tous plus riches si nous pouvions enfin nous payer un sandwich avec de la cryptomonnaie6

Je souligne qu’Alex Jones – le grand complotiste américain qui a affirmé pendant des années qu’il n’y a pas eu d’enfants massacrés à l’AR-15 dans une école primaire du Connecticut en 2012 – a eu de très bons mots pour Pierre Poilievre7.

Et dans la mouvance des enragés conspirationnistes canadiens, où Justin Trudeau est vu comme un traître-pédophile-LGBTQ-woke-fils-de-Castro, on trippe fort sur Pierre Poilievre. Je cite un anti-Trudeau, sur la page Instagram du PM : « Vous êtes Équipe Barbie, je suis Équipe Pierre »…

Maxime Bernier a échoué à surfer sur cette rage, lui qui demeure le sempiternel député de la circonscription imaginaire de Twitter-sur-Mer.

Mais Pierre Poilievre est mille fois plus habile et charismatique que Maxime Bernier, et dispose des ressources d’un parti beaucoup mieux financé et organisé.

Est-ce que la recette des ingénieurs du chaos – transformer la rage numérique en gains politiques – qui a si bien fonctionné aux États-Unis, en Italie, en Hongrie et au Brésil peut fonctionner au Canada ?

C’est le test de la prochaine élection fédérale.

1. Lisez l’article du Rolling Stone « The Conspiracies Powering the GOP-Controlled House » (en anglais) 2. Lisez l’article du Point « Le populisme ou la colère sous algorithme » 3. Lisez la chronique « La PM de l’Alberta est une complotiste » 4. Lisez le texte du Toronto Sun « Poilievre shills conspiracy theories to sell memberships » (en anglais) 5. Lisez l’article du Devoir « L’ouragan Leslyn Lewis » 6. Lisez l’article de Radio-Canada « Le “jeu dangereux” de Pierre Poilievre » 7. Lisez l’article « Far-Right Conspiracy Theorist Alex Jones Praises Conservative Leader Pierre Poilievre » (en anglais)