C’est l’histoire d’une femme ordinaire que je vais vous raconter. Micheline Lassonde va mourir lundi, un peu après 10 h. Mais fuck la mort, parlons de la vie de garde Lassonde.

Garde, c’est le terme, un vieux terme pour « infirmière ». Et infirmière, Micheline Lassonde l’a été pendant 45 ans. Ce titre, infirmière, c’était sa fierté.

Ai-je dit « c’était » ? Encore là, fuck la mort, fuck le cancer, je me corrige : ce titre, infirmière, c’est sa fierté et ce le sera jusqu’à son dernier souffle.

Garde Lassonde a fait son premier quart de travail le 31 mai 1977. Elle a pris sa retraite en 2012, après 35 ans de loyaux services dans le système de santé québécois, principalement au département de psychiatrie de l’hôpital Charles-Le Moyne. Infirmière en psychiatrie : ce ne fut pas un long fleuve tranquille. Pour la tranquillité, garde Lassonde aimait… vacciner !

Micheline Lassonde a officiellement pris sa retraite en 2012, mais… Elle a continué à faire une centaine de quarts de travail par année, à temps partiel. En vaccination, mais également dans une équipe de soins à domicile en psychiatrie. Encore là, même retraitée, Micheline Lassonde ne reculait pas devant les tâches difficiles.

J’ai commencé cette chronique en parlant de l’histoire d’une femme ordinaire.

Attendez un peu, il y a de l’extraordinaire dans l’histoire de garde Lassonde.

« J’ai peut-être un sujet de chronique pour toi… »

Même en congé de maternité, ma camarade Gabrielle Duchaine, de La Presse, veille au grain. C’est elle qui m’a mis en contact avec un des fils de garde Lassonde, Marc-André Gosselin, qui souhaitait que l’histoire de sa mère soit racontée dans La Presse.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Micheline Lassonde en 2013

Gabrielle a fait le portrait de Micheline Lassonde en 20131, dans un dossier sur la violence dont les soignants sont victimes aux mains de patients en crise2.

Il faut dire ceci : partout où elle a pratiqué, Micheline Lassonde a laissé un sillon d’admiration derrière elle.

Je croule depuis samedi sous les témoignages d’éloges d’anciennes collègues qui l’ont côtoyée, en psychiatrie. Toutes m’ont vanté son calme pacificateur quand elle devait faire face à des patients agités qui menaçaient de recourir à la violence. On me vante aussi les formations « Oméga » que Mme Lassonde a données à partir de 2005 à des milliers de soignants pour leur apprendre les bases de la stratégie d’autoprotection pacificatrice, devant des patients agités.

Ce dévouement et ce professionnalisme ordinaires, ce sont ceux de milliers de soignantes et de soignants anonymes qui tiennent notre système de santé et de services sociaux à bout de bras.

Mais là où l’histoire de garde Lassonde devient extraordinaire, c’est qu’elle a appris qu’elle avait un cancer en 2015, cancer du cerveau. Elle a été opérée en mai de cette année-là, avant la chimiothérapie.

Et qu’a-t-elle fait en novembre 2015 ?

Elle est retournée travailler.

Et pendant sept ans, au gré des aléas de ce « mauvais » cancer qui dormait en elle, mais ne disparaissait pas, au gré des difficultés de la maladie (paralysie faciale, surdité, maux de toutes sortes), Micheline Lassonde, infirmière, est restée au front.

Pendant la pandémie, elle s’est occupée des patients en psychiatrie relogés dans un hôtel près de Charles-Le Moyne. Elle a continué à vacciner, aussi.

Je vous parle d’une infirmière retraitée qui a continué à se dévouer pour ses patients malgré un cancer du cerveau qui la rongeait, jusqu’au milieu de sa soixantaine… 

Si le mot extraordinaire n’est pas digne d’être apposé sur Micheline Lassonde, infirmière, je ne sais pas où utiliser le mot extraordinaire.

Au 8e étage du CHUM, aux soins palliatifs, la chambre est pleine de proches venus voir Micheline. Lundi, elle recevra l’aide médicale à mourir. Elle est là, assise, affaiblie, mais droite comme une barre. La famille, les amis débarquent.

Consciente, elle répond par des oui, par des non, elle rit, quand Marc-André, qui parle pour elle, me raconte sa vie : « Elle avait la vocation, me dit le colosse, en prenant la main de sa mère. Oups, je sais que c’est mal vu, désormais, de parler de vocation. Mais c’est ça quand même… »

C’est lui qui me raconte les mille anecdotes qui ont fait la vie de sa mère… 

Sur la passion du travail bien fait de garde Lassonde, passion qu’elle a refilée à ses fils…

Sur le « temps supplémentaire obligatoire » (TSO) que garde Lassonde acceptait de faire pour libérer des infirmières plus jeunes… Même quand elle était « retraitée »… 

Sur la maison familiale, toujours ouverte à tous les amis de la gang de Marc-André et de son jumeau, Bruno, quand ils étaient petits. Ces petits, devenus grands, ont été nombreux à témoigner ces derniers jours de leur reconnaissance pour tout ce que Micheline et son mari, Pierre, ont fait pour eux, naguère. Plusieurs ont parlé des Lassonde-Gosselin comme d’une deuxième famille…

Je regarde Micheline :

— C’est vrai tout ça, Micheline ?

Elle sourit, hoche la tête :

— Oui, oui, oui !

Marc-André : « Et… Et je suis pas croyant, mais… »

Mais il y a l’histoire de Fabio.

Je résume. Rue Empire, à Greenfield Park, Micheline voyait passer devant la maison une femme avec ses petits. Une immigrante chilienne qui allait et venait de la bibliothèque où elle empruntait des livres pour apprendre le français… 

Fabio, un des enfants, est devenu ami des jumeaux à la maternelle. Micheline et Pierre parlaient de Fabio comme de leur « troisième fils »… 

Longue histoire courte : la famille a été perdue de vue, Fabio aussi.

Et là, ces derniers jours, Bruno, le jumeau de Marc-André, arrive au CHUM pour voir sa mère. Il attend l’ascenseur.

La porte s’ouvre et… 

Et qui est dans l’ascenseur ?

« Fabio ! Il travaille au CHUM… », s’exclame Marc-André.

Quand Fabio est arrivé dans la chambre de Micheline pour la saluer et lui faire ses adieux, Micheline l’a tout de suite reconnu : « Elle s’est mise à faire de grands signes, à sourire… Je ne vais jamais oublier le bonheur de ma mère quand elle a reconnu Fabio. »

Fuck la mort, bien sûr. Mais avant la mort, quand nous sommes tous devant l’essentiel, la beauté peut surgir de partout. Même d’un ascenseur.

Tenez, parlant de beauté… 

Quand leurs garçons étaient petits, Pierre et Micheline traînaient Bruno et Marc-André dans le parking d’un resto grec sur le bord de la 132, pour regarder les feux d’artifice illuminer le ciel, au-dessus du pont Jacques-Cartier. « Je me souviens encore de notre émerveillement, assis sur une couverture, à dire à nos parents : “Wow, avez-vous vu ça ?”, alors que, bien sûr, ils voyaient… »

Et jeudi soir, qu’y avait-il, au-dessus du pont Jacques-Cartier ?

Eh oui, des feux d’artifice. Ça tombe bien, il y a une magnifique terrasse qui jouxte l’unité des soins palliatifs du CHUM et qui offre une vue imprenable sur le pont Jacques-Cartier…

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Micheline Lassonde regarde les feux d’artifice en compagnie de sa famille d’une terrasse du CHUM.

Jeudi soir, pour une dernière fois, Micheline a donc pu regarder les feux d’artifice avec son Pierre et ses grands gars. Et, dans ses bras : la nouvelle venue de la famille, Eleonore, la fille de 5 mois de Bruno.

Marc-André me montre des photos de la scène. Puis sa voix casse et le colosse parle soudainement d’une voix basse, très basse : la voix des gars qui ne veulent pas pleurer.

J’arrive au terme de cette chronique. Il y aurait tant à dire, encore, garde Lassonde, « garde Mimi » pour les intimes. J’aurais aimé avoir l’espace pour citer vos anciennes collègues… Je parle de Sophie Noreau, de Lisette Vachon et de Caroline Faille qui, toutes, m’ont parlé de votre maîtrise dans les situations les plus tendues, devant des patients agités… 

Elles m’ont toutes dit à quel point vous les aviez inspirées par votre douceur en acier trempé, par votre empathie et par votre sens du devoir.

Je cite Sophie Noreau, qui a travaillé avec vous avec cette équipe de soins à domicile : « On avait une patiente, il fallait toujours appeler la police quand on allait la visiter. Elle ne voulait pas nous voir, elle ne voulait pas se faire injecter… Mais quand Micheline arrivait, elle prenait la situation en main, tout en douceur. Et la police s’en allait… »

Beaucoup de gens veulent vous dire ceci, garde Lassonde : merci.

Bruno et Marc-André ont une admiration sans bornes pour leur mère, une anonyme du réseau de la santé.

Micheline Lassonde a été un pilier parmi des milliers qui n’ont droit ni aux médailles ni aux défilés pour leur dévouement.

Dans la chambre, à côté de sa mère, Marc-André revient sur ce cancer, sur les difficultés de la maladie qui ne l’ont jamais stoppée, elle qui a continué à travailler jusqu’en 2022. Malgré la souffrance, la paralysie faciale et la fatigue.

C’est une belle leçon de vie, me dit Marc-André, sous le ronron d’un appareil branché à sa mère : ne jamais abdiquer devant les responsabilités.

Puis le fils regarde sa mère en se penchant vers elle : « Je vais essayer d’être à ta hauteur… »

Il parle encore d’une voix toute basse.

C’est là que Micheline a fait ce que les mères font, la chose la plus réconfortante pour les enfants, même quand ils sont rendus grands : elle a pris la main de son gars dans la sienne.

1. Lisez « Santé et services sociaux : les travailleurs exposés à la violence au quotidien » 2. Consultez le dossier « Stop à la violence » de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec