Mettons une chose au clair, pour commencer. Il n’y a pas 8500 enseignants qui manquent à l’appel au Québec. Il y a 8500 postes non pourvus en cette rentrée scolaire. Décortiquons un peu les racines de la pénurie.

Je ne nie absolument pas le manque d’enseignants. Il est immanquable, comme mon nez. Le Québec perd trop de profs pour ce qu’il produit en diplômés. J’ai chroniqué à plusieurs reprises, depuis plusieurs années, sur les conditions de travail difficiles dans plusieurs écoles du Québec (pas toutes).

« Conditions de travail » ?

Épuisée, écœurée, tannée de consacrer l’essentiel de son énergie au quart de sa classe qui est en difficulté, la prof se recycle dans l’horticulture, le yoga ou la voirie.

Ça donne des taux importants de décrochage de profs, année après année. Les recrues ne suffisent plus et ça donne des tas de postes qui, à la rentrée scolaire, ne sont pas pourvus.

Je reviens à l’amorce de cette chronique : il n’y a pas 8500 enseignantes qui manquent à l’appel. Il y a 8500 postes – la plupart à temps partiel – qui doivent être pourvus dans le chaos et dans l’empressement de la rentrée scolaire 2023. C’est une nuance importante.

Lisez « Le portrait déjà moins sombre qu’annoncé »

Les centres de services scolaires, grosso modo, pourvoient les postes pour l’année scolaire à venir à deux moments. D’abord, en juin, on affiche une première vague de tâches. Puis, fin août, on en affiche une deuxième.

Je répète : PUIS, FIN AOÛT, ON EN AFFICHE UNE DEUXIÈME.

Voyez-vous le bogue ?

Les centres de services scolaires affichent des tâches et des postes alors même que la rentrée est imminente. Donc, à quelques jours de la rentrée, oui, il y a quelque chose comme 8500 postes à pourvoir.

Maintenant, dans un souci d’efficacité, peut-être que le système pourrait afficher les postes à pourvoir bien avant le goulot d’étranglement de la rentrée scolaire de la fin août ?

Peut-être qu’on pourrait serrer un boulon ici, desserrer une vis là dans les processus d’attribution de postes pour faire ça, disons, en juin ?

En juillet ?

Début août, au pire ?

J’ai posé la question du goulot d’étranglement au ministre Bernard Drainville, mercredi dernier, à mon émission de radio1.

Sa réponse, citant tous les cas de figure de profs qui déménagent, tombent malades, décident de démissionner ou deviennent enceinte pendant les mois d’été : « L’opération, elle doit se terminer à ce moment-ci, à cause de ce qui s’est passé dans les dernières semaines. Est-ce que ça doit prendre l’ampleur […] que ça a ? J’aimerais ça qu’on trouve des façons de combler ces postes-là plus tôt. »

Le lendemain, chez Paul Arcand, M. Drainville était encore plus précis sur le processus d’affectation des tâches2 : « Le processus d’affectation doit être revu. Parce que c’est pas compliqué, une fois que t’as affecté les enseignants avec un brevet d’enseignant […] On le sait qu’on n’en a pas assez, il faudrait être capable de commencer à combler les postes avec des profs qui ont seulement un bac […] avant le mois d’août. »

Pensez qu’on vit depuis 10 ans une pénurie récurrente de profs à la rentrée, dans ce goulot d’étranglement de la fin août qui crée du chaos. Ça n’a jamais été corrigé. Le ministre ne peut même pas corriger ça de son propre chef : il dit que ça fait actuellement l’objet de négociations entre le Trésor et les syndicats.

On ne ferait pas apparaître comme par magie des centaines d’enseignantes si on avançait le recrutement actuel en juin. Mais je dis qu’on serait moins dans la panique nationale et l’urgence existentielle si on pourvoyait des postes deux mois avant le début de la rentrée plutôt qu’une semaine avant la rentrée…

Mais bon, le protocole, les processus, le système, les parties prenantes, les conventions collectives, bla bla bla : le système pense d’abord au système. Il ne faudrait surtout pas que les centres de services scolaires et les syndicats aient à travailler au cœur de l’été, n’est-ce pas ?

Un flash : les centres de services scolaires sont tombés en dormance tout l’été 2020 pour se réveiller à l’aube de la rentrée, à tenter d’implanter dans l’urgence un retour sécuritaire en présentiel…

Je plaide coupable, Votre Honneur, à ces accusations de cynisme au deuxième degré.

Je suis cynique parce qu’il est temps qu’on cesse de croire qu’en ce demi-pays, le ministre de l’Éducation a un pouvoir quelconque. Il n’est le boss de rien, ou presque.

Pensez qu’un des premiers chantiers du ministre Bernard Drainville fut de forcer les centres de services scolaires à lui céder des données sur la réussite scolaire, le manque de profs, etc.

Tsé, les infos de base pour qu’un boss puisse prendre des décisions.

Mais… si le ministre n’est pas le boss du navire Éducation, qui l’est ?

Je viens de vous le dire ! Les centres de services scolaires. Et, avant les CSS, leurs ancêtres : les commissions scolaires, les CS.

Oui, oui, je sais, les caquistes ont bien imposé en 2020 une réforme qui a transformé les commissions scolaires en centres de services scolaires… Où travaillent les mêmes personnes, dans les mêmes structures, qui accouchent de la même gestion de pénurie de personnel annuelle, malgré le joli changement de logo sur le quartier général de l’ancienne commission scolaire qui abrite désormais le centre de services scolaire.

Exemple de la bêtise de cette transsubstantiation* des commissions scolaires en centres de services scolaires ? Quand j’écris au porte-parole du centre de services scolaires de Montréal pour avoir des commentaires, celui qui me répond est le même porte-parole qu’à l’époque où je lui écrivais à la commission scolaire de Montréal. Et il me répond avec le même courriel dont le suffixe est encore et toujours @csdm.qc.ca !

On peut critiquer Bernard Drainville. Oui, il a commis des bourdes. Les tomates qu’il reçoit sont souvent méritées et elles sont si nombreuses que mon amie Elena Faita pourrait sans doute transformer les tomates qui gisent sur le costard de Bernard en six ou sept pots de sauce à spag.

Mais le ministre hérite d’un réseau négligé depuis des décennies. Et M. Drainville ne peut pas répondre lui-même à la candidature de personnes qui voudraient aider le réseau, mais qui ne reçoivent pas de réponse de leur centre de services scolaire. Le Devoir avait un papier gênant, mercredi, sur ces candidats laissés sur la touche3

Bref, le ministre envoie des SOS pour obtenir de l’aide…

Mais ce sont les centres de services scolaires qui donnent suite (ou pas) aux appels de ceux qui répondent aux SOS du ministre.

C’est ça, être le boss de rien.

1. Écoutez l’entrevue au 98,5 FM 2. Écoutez l’entrevue au 98,5 FM 3. Lisez l’article du Devoir

* J’ai toujours voulu utiliser le mot transsubstantiation dans cette chronique, voilà, c’est fait. Dixit Le Robert : Changement du pain et du vin en la substance du corps du Christ.