« Pour que je dise mes sentiments, faut que ça l’aille mal en dur. Je suis quelqu’un qui montrera jamais mes sentiments. À part aux personnes de confiance. Mettons à mon père. Sinon, j’vas encaisser, j’vas encaisser… »

Le jeune qui parle n’a pas plus de 17 ans. C’est un des protagonistes de Garçons, un film de genre, de Manuel Foglia, diffusé il y a quelques jours sur TV5 Unis1.

L’ado dont les mots ouvrent cette chronique n’est vraiment, mais vraiment pas obtus. Même que c’est le contraire. De tous les kids lumineux qui peuplent le documentaire de Manuel Foglia, c’est un des plus éloquents, des plus brillants.

Zéro expert dans ce film sur la condition masculine vue de l’adolescence. Juste de l’observation : le réalisateur a filmé dans deux écoles secondaires (à Matane et à Montréal) et il a donné la parole aux jeunes ainsi qu’aux adultes qui les encadrent au quotidien (des profs et des éducateurs spécialisés).

Manuel Foglia filme et pose des questions toutes simples aux gars (et aux filles, à propos des gars).

C’est quoi, être un gars ?

C’est quoi, être un « vrai » gars ?

Qui est plus sensible, les gars ou les filles ?

Pleurez-vous devant vos amis ?

L’ensemble est un polaroïd fascinant, touchant et troublant. Les kids sont beaux, ils vont bien, ils vont mal. Comme tout le monde, quoi.

Mais c’est fascinant de voir comment les jeunes hommes sont socialisés – comme celui qui ouvre cette chronique – à taire la douleur, à ne pas en parler, même aujourd’hui et même si jeunes…

Une jeune fille : « Ils pensent que quand ils pleurent, c’est des tapettes. J’ai dit à mes proches : “Vous avez le droit de pleurer, vous êtes humains.” Ils disent : “Non, non, non, on veut pas montrer notre faiblesse.” »

Ce n’est pas la première fois que je le dis : les gars ne vont pas bien.

Je ne le souligne pas pour qu’on s’apitoie sur le sort des hommes. Je le dis parce que ce mal-être a des conséquences très directes dans la société. Très violentes, souvent.

Frédéric Dumas, éducateur spécialisé à l’école secondaire de Matane, dans le documentaire de Manuel Foglia : « Les filles sont vraiment plus aptes à parler de leurs sentiments et de comment elles se sentent que les garçons. Les garçons, souvent, quand ils se sentent pas bien, ben, ils vont frapper dans un casier. Ils me diront pas : “J’ai de la peine à cause qu’elle m’a laissé.” La jeune fille va venir me voir et me dire : “Monsieur Dumas, j’ai de la peine, mon chum m’a laissée”, sans frapper nulle part. »

Je sais, je sais, on parle d’un ado qui passe sa peine d’amour en fessant dans un casier.

Mais l’autre jour, un autre père a tué ses enfants à Notre-Dame-des-Prairies, double filicide. Deux garçons de 3 ans, assassinés par leur père. Je dis « un autre père » à dessein : 85 % des filicides sont le fait des pères.

Contexte de séparation, encore. C’est statistiquement souvent le cas : le père n’accepte pas la séparation, tue son ex, ou les enfants. Ou l’ex et les enfants. Classique.

Dans la foulée de ce drame horrible, on a encore beaucoup parlé de santé mentale. Je veux bien, mais je trouve (j’y reviendrai) que la santé mentale a le dos large quand il est question de pulsions meurtrières.

Oui, on a dit que le père était dépressif… D’abord, on n’a pas de certitude là-dessus. Ensuite, les mères aussi font des dépressions, même qu’elles en font plus que les pères.

Mais proportionnellement, elles tuent moins leurs enfants que les pères.

Pourquoi ?

Faudra un jour parler des hommes qui ne parlent pas de la douleur, ne la nomment pas, mais qui la font passer en fessant.

C’est lié.

Parler, nommer : c’est important pour ne pas devenir complètement fou, pour ne pas étouffer sous la tristesse, la douleur, les tourments de l’âme. Qu’on soit un homme ou une femme. Mais les femmes parlent, nomment plus.

Et ce que montre Manuel Foglia dans Garçons, un film de genre, c’est qu’encore aujourd’hui, en ce XXIe siècle naissant, c’est dur pour les gars de parler, de nommer. Il y a encore la peur de passer pour faible, quand on parle, quand on nomme la douleur. La peur, aussi, de passer pour un gai, cette peur ancestrale dans le cœur des « vrais » gars…

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Manuel Foglia

Carolanne Bouchard, animatrice de vie étudiante à l’école secondaire de Matane : « Je pense qu’ils ont pas de modèle de ça. Est-ce qu’ils ont appris ? Est-ce qu’on leur a dit que c’était correct de parler, de pleurer, d’être sensible, vulnérable ? Je pense pas. Je pense pas que ça a été dit, enseigné, même. Ou permis… »

Vers la fin du film, Manuel Foglia demande à Stéphane Garneau, éducateur spécialisé à l’école Pierre-Laporte, à Montréal, si les hommes ont assez de services pour les aider à devenir meilleurs. Sa réponse : « Les hommes n’ont à peu près aucun service. Pis probablement que s’ils en avaient plus, les salles seraient vides. Parce qu’à la base, c’est pas valorisé qu’un homme demande de l’aide. »

Le jeune qui ouvre cette chronique, celui qui dit qu’il ne montrera jamais ses sentiments, à part à son père, peut-être, ajoute, à propos de ces sentiments : « Je vais étouffer ça quand je vais être seul… »

Je soumets l’idée qu’il faut qu’on dise aux gars que c’est le contraire : c’est garder ça en dedans, près du cœur, qui finit par nous étouffer.

1. Visionnez Garçons, un film de genre de Manuel Foglia