En trois ans comme ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette a réussi l’exploit de se mettre à peu près tout le milieu judiciaire à dos.

Encore mercredi, réagissant au dossier de mon collègue Louis-Samuel Perron1 sur l’abandon de 126 dossiers criminels au Nunavik, il s’est empressé de blâmer les juges qui siègent « moins souvent ».

La manœuvre est habile, mais intellectuellement malhonnête. La cause principale de l’explosion des délais judiciaires dans le Nord, c’est l’augmentation fulgurante des dossiers de protection de la jeunesse. La loi impose des délais rigoureux en la matière, et pour faire face à la crise, le juge coordonnateur a été contraint d’affecter plus de juges à la jeunesse, au détriment des dossiers criminels.

C’est loin d’être le seul problème au Nunavik, évidemment. Dans ce territoire immense, la justice est rendue par des juges itinérants qui vont de village en village dans des conditions extrêmement compliquées et surtout inadaptées.

Quand presque un enfant sur deux fait l’objet d’un signalement à la protection de la jeunesse, le système finit par craquer.

Et c’est arrivé bien avant le changement d’horaire des juges – dûment négocié au cours de l’hiver entre la Cour du Québec et le ministère de la Justice.

J’ai déjà dit ce que je pensais de cette nouvelle politique de la juge en chef, qui consiste à diminuer le nombre de jours siégés au criminel, sous prétexte de complexification des causes – un fait évident, mais nullement chiffré.

Sauf que dans le cas actuel, c’est à la marge que les délais sont affectés par cette politique – sur laquelle la Cour est revenue après le compromis avec le ministre.

M. Jolin-Barrette devrait plutôt expliquer pourquoi il a annulé deux fois le concours pour pourvoir un poste de juge à Val-d’Or. Surtout dans le contexte où le ministre veut modifier le système de nomination des juges, pour mieux le contrôler – et le re-politiser – ce qui est très justement décrié par le Barreau comme par la magistrature.

Il devrait aussi nous dire ce qu’il a entrepris, après la remise du rapport de l’avocat Jean-Claude Latraverse, l’an dernier, qui faisait état des graves problèmes au Nunavik et recommandait diverses améliorations2.

Mais non. C’est la faute aux juges.

Faut-il préciser qu’il a mis en colère juste un peu plus la magistrature dans la région – et ailleurs ?

Le juge qui coordonne les activités de la Cour du Québec pour l’Abitibi-Témiscamingue–Eeyou Istchee–Nunavik, Thierry Roland Potvin, explique avoir siégé deux fois plus que ce que prévoit son horaire. Imaginez comment il reçoit les commentaires du ministre qui le traite (avec ses collègues) ni plus ni moins de tire-au-flanc…

Il y a longtemps que la magistrature et le Barreau interpellent le Ministère sur la situation intenable dans le Grand Nord. Ça date de bien avant le gouvernement de la CAQ et on ne s’attend pas à ce qu’un ministre règle des années de négligence et de dysfonction en un mandat.

On s’attend par contre à ce qu’il comprenne la situation sur le terrain et qu’il participe à la solution. Au lieu de ça, encore une fois, Simon Jolin-Barrette montre son incompréhension de la vie judiciaire réelle – ou son refus de l’examiner. Et braque les acteurs du milieu. En annonçant en plus d’autres abandons de dossiers criminels – par la faute des juges, bien sûr.

Il est tentant de résumer tous les accrochages impliquant le milieu judiciaire et Simon Jolin-Barrette depuis trois ans comme un « conflit de personnalités » entre lui et la juge en chef sortante de la Cour du Québec, Lucie Rondeau. Ces deux-là sont en effet à ne pas inviter dans le même palais.

Sauf que l’hostilité suscitée par le procureur général actuel est généralisée dans la magistrature. Les juges en chef de la Cour supérieure et de la Cour d’appel, tour à tour, ont toutes deux déploré jeudi à la rentrée judiciaire le manque de ressources des tribunaux pour accomplir les tâches les plus élémentaires. Elles ont interpellé « le plus haut niveau » de l’État – comprendre le premier ministre – tant la situation est critique dans les palais de justice. Le recrutement d’adjoints ou de personnel en général est dans un état de tension permanent, tant les salaires sont peu attrayants.

Au lieu de donner des signaux de coopération ou de sentiment d’urgence, il préfère attaquer ceux qui sont pris avec les problèmes qu’il est incapable de régler.

Politiquement, c’est une technique utile pour esquiver, d’autant que les juges ne peuvent pas entrer dans un combat politique, vu leur devoir de réserve.

Mais justement, un procureur général est censé être le ministre le moins « politique » du gouvernement, être au moins un peu au-dessus de la mêlée.

Simon Jolin-Barrette n’a même pas l’air d’essayer.

1. Lisez le dossier « Nunavik et Abitibi-Témiscamingue : causes perdues » 2. Consultez le Rapport sur la situation de la cour itinérante au Nunavik