Trois jours plus tard, on n’est pas plus éclairés. Quelles sont les preuves d’un attentat commandité par le gouvernement de l’Inde contre un citoyen canadien en Colombie-Britannique ?

Personne – au Canada – pour autant ne doute sérieusement de l’existence d’une preuve suffisamment solide pour engager la réputation du premier ministre et du Canada. D’autant que Justin Trudeau a dénoncé l’acte sans le moindre soutien des alliés internationaux.

Les États-Unis et le Royaume-Uni se sont contentés de se dire « profondément préoccupés ».

On est loin de ce que le Canada et d’autres pays ont déclaré après l’assassinat par des agents saoudiens de Jamal Khashoggi, établi aux États-Unis et collaborateur au Washington Post. Dénonciation vigoureuse, sanctions ciblées, etc.

Sauf que la preuve contre les émissaires d’Arabie saoudite était écrasante : les assassins ont été sur écoute électronique pendant et après leur meurtre sordide dans le consulat de l’Arabie saoudite à Istanbul, en Turquie.

Quand l’espion russe dissident Alexandre Litvinenko a été tué en 2006 à Londres par des agents russes qui l’ont empoisonné au polonium, le gouvernement britannique a été très prudent, se contentant de demander l’extradition des trois suspects retournés en Russie – ce qui bien sûr n’est jamais arrivé. Mais la preuve de l’acte, les déplacements, les traces du produit radioactif : tout a été mis sur la place publique (une enquête publique 10 ans plus tard a conclu à l’implication directe de l’État russe).

Mais quand Sergueï Skripal, un autre dissident russe, a été empoisonné en Angleterre en 2018, la première ministre Theresa May a dénoncé la Russie en chambre pour ce crime « épouvantable contre notre pays ». Encore là, la preuve de l’empoisonnement, le produit rare utilisé, les circonstances du crime : à peu près tout le dossier a été rendu public.

Dans le cas de « l’affaire indienne », on est devant un vide complet (bien que CBC en ait dévoilé quelques bribes jeudi soir).

La communication de preuves obtenues par des techniques de renseignement secrètes est évidemment délicate. Mais une accusation publique aussi grave contre un pays démocratique ami demande un minimum – pour ne pas dire un maximum – de preuve publique.

Si cette preuve est convaincante et publique, il devient plus gênant de nier les faits comme le fait l’Inde avec colère depuis le début de la semaine. L’Arabie saoudite avait fini par reconnaître l’évidence dans le dossier Khashoggi : de prétendus « responsables » ont été identifiés et punis – alors que de toute évidence le prince héritier Mohammed ben Salmane était le commanditaire : l’opération, très compliquée, était savamment orchestrée et impliquait une vingtaine de personnes directement.

Si Justin Trudeau a fait cette sortie publique solennelle à ce moment précis, c’est probablement parce que l’information allait fuiter dans des médias – ce qui est arrivé assez rapidement. Après l’affaire de l’ingérence chinoise, il ne fallait pas paraître indifférent ou à la remorque des médias. D’autant qu’à côté de cet assassinat, l’intimidation et la désinformation chinoises sont de la petite bière. La violation de la souveraineté et de l’État de droit est trop grave.

Qu’entend-on exactement par « le gouvernement indien » ? Les services de sécurité ? L’armée ? Le bureau du premier ministre ?

On a beaucoup dit récemment que ce genre d’exécution en territoire étranger est le fait de régimes autoritaires sans véritable État de droit. C’est passer un peu vite sur des exécutions commises au fil des ans par des services spéciaux des États-Unis, de la France, d’Israël, etc.

Le tout, jamais avoué, réalisé au nom de la sécurité nationale et de la lutte contre le terrorisme.

L’assassinat d’État – si c’est bien ça – de Hardeep Singh Nijjar devant son temple sikh n’est hélas pas une première.

L’acte est évidemment inexcusable, mais comme disait un analyste, même si le gouvernement indien était soupçonné d’en être le responsable, ça pourrait le rendre encore plus populaire chez la majorité hindoue, qui sont loin de pleurer sa disparition. M. Nijjar était considéré comme un terroriste, recherché pour divers complots et même un meurtre en Inde.

Par ailleurs, il y a longtemps que l’Inde se plaint de la complaisance du gouvernement canadien avec les extrémistes sikhs. N’oublions pas que le plus grave attentat de l’histoire canadienne demeure l’explosion de l’avion d’Air India parti de Mirabel en 1985, qui a fait 329 morts au large de l’Irlande. Un seul terroriste sikh a été déclaré coupable pour des crimes mineurs. Un procès pour deux autres a eu lieu et a fini par un acquittement après 15 mois. Une commission d’enquête a duré quatre ans ensuite et a conclu notamment que la GRC et les services de renseignement avaient cafouillé gravement, et avaient failli à empêcher l’attentat.

L’affaire a laissé un goût amer chez plusieurs familles des victimes – presque tous des Canadiens d’origine indienne. Mais en Inde également.

Un des présumés terroristes sikhs acquittés a d’ailleurs été assassiné lui aussi… sans que personne soit arrêté.

Il se peut fort bien que l’Inde appelle « terroristes » de simples militants indépendantistes sikhs – on a vu ça ailleurs… M. Nijjar par exemple avait organisé un « référendum » sur l’indépendant du Khalistan (région sikhe de l’Inde)… au Canada. La chose n’avait aucune valeur légale mais agaçait énormément le gouvernement indien.

Il n’empêche qu’une frange extrémiste sévit vraiment au Canada et ne semble pas trop embêtée.

On s’est beaucoup énervé en Inde d’apprendre que lors d’une fête sikhe à Brampton, en Ontario, des militants avaient monté un char allégorique représentant l’assassinat de la première ministre Indira Gandhi par deux gardes du corps sikhs, en 1984. Gandhi avait présidé à une violente répression contre des indépendantistes sikhs au Khalistan et l’a payé de sa vie. La scène avait nettement des accents haineux.

On a vu une organisation sikhe en appeler à assiéger les diplomates indiens au Canada après l’assassinat de M. Nijjar.

On notera aussi le meurtre, en 1998, du journaliste Tara Singh Hayer, à Surrey, en Colombie-Britannique. Il avait fondé l’Indo-Canadian Times, un journal en punjabi qui dénonçait l’extrémisme et le terrorisme sikhs. Il avait fait l’objet d’une première tentative de meurtre en 1988, encore au Canada. La police a fait le lien avec les auteurs de l’attentat d’Air India : c’était un coup de terroristes sikhs. Mais personne n’a jamais été accusé et on a aussi reproché à la police de ne pas l’avoir bien protégé, même si elle s’y était engagée.

Tout ça, je le répète, ne justifie nullement l’assassinat, où que ce soit. Mais disons que ça explique le peu d’empressement du gouvernement indien à collaborer à une « enquête »… et peut-être aussi des alliés à dénoncer l’attentat aussi vigoureusement qu’on le voudrait.