Après toutes ces années à mener un train d’enfer, Laurent Duvernay-Tardif a décrété 2023 « année sabbatique ». Pour « ralentir le train ».

Il a préparé l’ouverture d’une quatrième boulangerie, a planté 182 hectares de blé, puis en a récolté 650 tonnes, s’est lancé dans la fabrication de beurre artisanal, en plus de structurer une fondation de 65 personnes.

Parlez-moi d’un gars qui sait se reposer.

« La boulangerie, ça ne pouvait pas sortir de la famille », explique l’ancien champion du Super Bowl, qui vient d’annoncer sa retraite du football.

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Laurent Duvernay-Tardif à la boulangerie Le pain dans les voiles

Quand ses parents ont décidé de se départir du Pain dans les voiles, « LDT » n’avait « pas le choix. C’était une décision 100 % émotive. Tous mes Noëls, je les ai passés en famille à la boulangerie à Saint-Hilaire. C’est là que j’ai rencontré Florence [Dubé-Moreau, sa blonde]. Mes coéquipiers à McGill ont toujours eu des pâtisseries… »

Ce qui a donné lieu à quelques scènes comiques, vu la relative incompatibilité des métiers de boulanger et de garde offensif.

« Un moment donné, l’an dernier, je suis dans l’avion avec l’équipe [les Jets], on se dirige vers Miami pour aller jouer, et on m’appelle parce qu’il y a une fuite d’eau dans un frigo et qu’on va perdre les croissants », dit-il en riant.

Au lieu de s’en débarrasser, il a décidé d’agrandir l’entreprise, pour justifier l’embauche de gestionnaires. Il a aussi voulu changer le modèle pour retenir les précieux boulangers, dont on connaît les horaires nocturnes.

Pour faire un bon pain, il faut du bon blé. Il a fait affaire avec des agriculteurs qui ont cultivé la variété requise. Outre se protéger des fluctuations du marché, il voulait surtout créer « une chaîne québécoise de valeur qui va du producteur jusqu’au comptoir. Je veux faire la même chose avec le beurre ». Il veut en créer un au Québec au lieu de l’acheter en Europe, parce que le beurre local manque d’élasticité pour une bonne pâtisserie (l’élasticité dépend du taux de gras et de l’alimentation des vaches ; or, on leur donne du grain au Québec).

Il a réuni des producteurs de lait et s’est rendu chez Investissement Québec, et si j’en juge par son air, tout ça devrait être baratté sous peu.

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Laurent Duvernay-Tardif, lors d’un match contre les Rams de Los Angeles, en 2016

Le projet qui l’occupe le plus, cette année, c’est cependant sa fondation, qui offre une « sixième période » aux élèves de cinquième et sixième année du primaire. Des « médiateurs » se rendent dans une trentaine d’écoles du Québec depuis trois ans et font des programmes arts et sports pour favoriser la persévérance scolaire. On pourrait dire qu’il essaie de rendre l’école la plus intéressante possible, lui qui a fréquenté une école « alternative » fondée par sa mère.

Oui, mais la médecine, dans tout ça ? Celui qu’on appelait « Le Docteur » chez les Chiefs de Kansas City a interrompu sa résidence en médecine familiale jusqu’à l’hiver prochain. Mais il entend toujours pratiquer. Il n’a pas fait « tout ça » pour abandonner. L’homme est un persévérant, et pas seulement scolaire.

« Tout ça », me raconte-t-il dans un café du Plateau, c’est avoir convaincu le doyen de la faculté de médecine de McGill d’organiser toutes ses formations hospitalières autour de sa carrière de footballeur professionnel de telle sorte qu’il n’y aurait aucun conflit d’horaire « même si j’allais au Super Bowl quatre ans de suite ».

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Laurent Duvernay-Tardif, café à la main, s’entretient avec notre chroniqueur Yves Boisvert.

Précisons que quand il a présenté ce plan au doyen Robert Primavesi, Laurent Duvernay-Tardif avait 21 ans et n’était même pas repêché. Mais il avait décidé avec son meilleur ami, Sasha Ghavami, de tenter sa chance dans la NFL, même s’il n’avait aucune chance statistique – tous les joueurs ou presque sont issus des filières collégiales américaines.

Ghavami et LDT s’étaient connus au collège Grasset. Sasha était le maniaque de sports qui connaissait toutes les statistiques de tous les sports, et qui rêvait secrètement d’être agent. Laurent était l’athlète géant arrivé avec son casque sous le bras pour jouer au football sans même avoir été recruté, et en se demandant s’il ne devait pas plutôt s’orienter vers le badminton.

Je sais que ça paraît drôle, mais c’est vrai. Je ne connaissais même pas la différence entre la Coupe Grey et le Super Bowl, je ne connaissais aucun joueur de football, je n’écoutais pas ça, on n’avait pas de télé à la maison.

Laurent Duvernay-Tardif

Mais au bout de deux ans à Grasset, et deux autres avec l’équipe de McGill, son talent est devenu manifeste, et il était pressenti pour être le premier joueur repêché dans la Ligue canadienne de football. Il a décidé de viser la NFL.

« J’ai appelé plusieurs agents, mais ils me disaient : “Il faut que tu choisisses ta priorité : médecine ou football ? Sinon tu ne seras pas pris au sérieux.” C’est là que j’ai appelé Sasha pour lui demander de devenir mon agent. »

Les deux ne connaissaient rien des arcanes du sport le plus riche aux États-Unis. Mais au bout de quelques mois, neuf recruteurs américains sont venus dans une tempête de neige voir LDT courir le fameux « 40 verges » en 4,92 s, ce qui est énorme pour un gros garçon.

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Laurent Duvernay-Tardif rencontre des médias entre deux cours, dans une bibliothèque de l’Université McGill, en 2014.

Entre deux gardes (d’étudiant-médecin), le garde offensif sillonnait les États-Unis pour répondre aux invitations. Il y avait toujours ce doute : Oui, mais tu veux vraiment faire ta médecine ? Es-tu vraiment investi dans le football ? Finalement, à Kansas City, il a rencontré « coach » Andy Reid. Le hasard a voulu que la mère de l’entraîneur soit de la première cohorte de femmes de la faculté de médecine de McGill. « Si tu étudies la médecine et que tu es ici, c’est parce que tu aimes le football. »

Au bout de sept ans, LDT remportait le Super Bowl de 2020. Aussitôt rentré, ç’a été la pandémie. Incapable d’entreprendre sa résidence, il est devenu préposé aux bénéficiaires.

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Laurent Duvernay-Tardif (76) lors du match du Super Bowl contre les 49ers de San Francisco, en février 2020

« J’ai vu la différence entre traiter et soigner. Je suis entré dans le CHSLD en voulant ajuster tous les médicaments, vérifier la pression, le diabète, etc. Bien sûr, c’est important, mais les patients n’avaient même pas une soupe chaude. Ils prenaient leur bain aux deux semaines. Ça a remis en perspective ce que c’est que prendre soin des gens. Est-ce qu’on n’est pas trop dans le thérapeutique ? Quand un patient n’a pas eu de visite depuis six semaines et que tu es sa seule interaction humaine de la journée quand tu vas lui porter ses médicaments, ses pilules sont le moindre de ses soucis. Ce dont il a besoin, c’est un contact humain. Qu’on prenne le temps dans ce chaos. »

Au bout de 10 semaines, il a entrepris une quarantaine de deux semaines pour retourner dans son équipe. Le billet était acheté, la valise prête. Trois jours avant de partir, il a appelé « coach Reid ». Il resterait au Québec.

Il y a 70 000 nouveaux cas par jour aux États-Unis, et je vais aller jouer dans une ville qui est un point chaud de la pandémie ? Ça n’a plus de sens.

Laurent Duvernay-Tardif

Il y est retourné l’année suivante, a été blessé, puis échangé aux Jets de New York, où il a joué la saison dernière. Mais à 32 ans, il a finalement tiré un trait sur ce qui lui a apporté les sensations les plus intenses de sa vie. Ces stades qui vibrent. Ce ballon placé à la ligne de 2. Coach Reid qui « appelle » le jeu sur le côté droit, en se disant : « Le Docteur va faire la job. » Et il la fait : le porteur de ballon franchit la ligne sans même se faire toucher… « C’est le plus beau moment de ta carrière. »

Le premier texto qu’il a reçu après l’annonce de sa retraite est venu d’une préposée du CHSLD. Il est fier des liens qui se sont créés durant ces semaines noires, quand il voyait les Chiefs jouer un jeudi pendant son quart de soir dans la chambre d’un patient.

« Le regrettes-tu ? lui demandaient des fois les gens.

— Aujourd’hui, terriblement ! », disait-il franchement certains jours.

« Ça m’a pris du temps avant de savoir que c’était la bonne décision. »

De ces neuf années de football au plus haut niveau, de toute cette notoriété, il a voulu faire quelque chose.

« J’ai eu ce privilège. Florence et moi, la fondation, on veut que ce soit notre legs. On se donne 10 ans pour mener ça à maturité.

« On a appris rapidement que c’est facile de faire un bon programme auprès de jeunes qui n’en ont pas besoin. Chaque fois que tu fais un programme en dehors du cadre scolaire, tu mets un biais de sélection auprès des familles précaires qui n’ont pas les moyens de transporter leurs jeunes, alors tu les échappes. Pour être sûr de ne pas échapper ceux qui en ont vraiment besoin, je veux rejoindre le plus de jeunes possible. »

Une trentaine d’écoles sont inscrites, et dans ces écoles, à peu près 50 % des élèves de 5e et 6e sont inscrits – tellement qu’il doit y avoir des tirages. Pendant une période d’une heure par semaine, le midi ou après l’école, les jeunes sont pris en charge par des médiateurs : souvent des étudiants, ou des étudiants-athlètes, des artistes aussi.

« Celui qui vient pour les sports est obligé de faire des arts. Et vice-versa. Ils sont initiés aux pratiques en art contemporain québécois. Ce n’est pas du bricolage, et les jeunes sont très curieux de la démarche artistique. Les sports sont inclusifs : yoga, arts martiaux, danse. Dans les écoles, on a beaucoup développé le modèle des sports compétitifs. Mais pour chaque champion, on crée des milliers de décrocheurs sportifs et scolaires. Je suis mal placé pour parler parce que ça m’a bien servi, mais on va dans une autre direction. »

Il est cependant l’exemple d’un athlète qui a fait toutes sortes d’activités avant de se spécialiser dans le football, ce qui est de plus en plus mis de l’avant par les experts.

Tout ça a été monté après consultation avec les experts en visant les objectifs ministériels : Quels sont les besoins ? Où peut-on avoir le plus d’impact ? Tout est entièrement financé par la fondation (qui a un budget d’environ 2 millions), et sans participation de l’école. « Les profs sont déjà débordés, c’est clés en main. »

Au secondaire, il y a plus de parascolaire : si on crée un intérêt au primaire, peut-être que ces jeunes-là vont trouver les moyens de s’intéresser plus à l’école après.

Laurent Duvernay-Tardif

Des chercheurs de l’Université de Montréal suivent le projet, pour en mesurer l’impact.

« Mais qu’est-ce que ça dit de notre école, qu’il faille des fondations pour organiser du parascolaire ?

— Je ne sais pas. Les gouvernements disent qu’ils veulent, mais ça ne se passe pas. Comme la prévention primaire en santé. Toutes les études montrent que c’est bénéfique, mais politiquement, on dirait qu’il y a toujours des enjeux immédiats plus urgents dans le cycle médiatique. Ça fait des mois qu’on demande l’appui du gouvernement, on est en droite ligne de leurs objectifs et on est un service de garde, au fond. Mais ça ne se passe pas. »

Trente écoles, c’est un petit pourcentage sur près de 1800 écoles primaires publiques du Québec. Mais ce n’est qu’un début, dit celui qui a déjoué les statistiques sans arrêt. Il y a tant de pain social sur la planche.