L’empathie, l’altruisme, la sympathie et la bienveillance sont des mots très à la mode. Pourtant, selon la proximité ressentie avec l’autre, ces qualités humaines s’allument parfois de façon sélective dans bien des cerveaux.

C’est cette compassion à plusieurs vitesses qui explique que des pays européens ont largement ouvert leur cœur aux Ukrainiens fuyant l’invasion russe tout en détournant le regard sur les migrants venus d’ailleurs qui essayaient d’entrer dans l’espace Schengen.

Dans son bouquin intitulé Human Psycho, Sébastien Bohler raconte l’expérience menée sur le sujet en 2019 par les zoologistes Aurélien Miralles, Michel Raymond et Guillaume Lecointre. Grâce à un questionnaire savamment construit, ces scientifiques ont demandé à 3500 personnes de positionner sur une échelle leur niveau d’empathie pour différents êtres vivants.

Le bébé humain, le phoque, le singe, la bactérie, la plante, l’étoile de mer, le chien, le poisson et bien d’autres allaient ainsi être évalués. Entre deux espèces jumelées, les participants devaient aussi choisir laquelle ils sauveraient s’ils en avaient le pouvoir.

En inscrivant leur résultat dans l’évolution du vivant, les chercheurs ont ensuite fait une observation éclairante. Ils ont découvert que le niveau d’empathie éprouvé était inversement proportionnel à la distance génétique qui sépare l’humain d’une autre espèce dans l’arbre du vivant. Autrement dit, plus l’espèce était phylogénétiquement apparentée aux humains, plus ils faisaient preuve d’une certaine compassion à son égard.

Ainsi, notre attachement émotionnel à un chat ou un gorille, deux mammifères qui sont évolutivement proches de nous, est plus important que notre empathie pour des bactéries, des plantes, des étoiles de mer, des crabes ou des araignées.

Cette propension à la compassion sélective explique que, dans nos sociétés, on peut se faire sévèrement réprimander pour la maltraitance d’un chat ou voir son zoo fermé à cause du mauvais traitement qu’on y réserve aux mammifères. Cependant, rares sont ceux qui se formalisent du sort d’un ver de terre se tortillant au bout d’un hameçon.

Pour la même raison, plonger un homard vivant dans l’eau bouillante ne semble pas déranger beaucoup de monde. Évidemment, on parle ici d’une tendance significative plutôt que d’un comportement généralisé. En effet, on connaît tous des gens dont l’empathie bouscule largement les conclusions de cette recherche.

Si on élargit cette étude aux groupes humains, on peut ajouter que dans certaines circonstances, les divergences religieuses, raciales, ethnolinguistiques, politiques et territoriales représentent des facteurs potentiels de déshumanisation et donc d’érosion de l’empathie.

Elles peuvent amener certains à voir d’autres humains bien loin de leur branche dans l’arbre du vivant. Une fois cette entreprise de déshumanisation réalisée, le cerveau peut éteindre ses neurones miroir et devenir insensible à leurs souffrances.

L’histoire de l’humanité regorge d’exemples où des groupes ont massacré, brûlé, gazé, découpé à la machette d’autres qu’ils ne voyaient plus comme des êtres humains. Le drame qui se joue de part et d’autre de la bande de Gaza n’est pas loin de ce schéma.

L’épouvantable massacre orchestré par les extrémistes du Hamas doit à ce côté obscur de notre humanité. Personne ne peut, si sensible à la cause palestinienne soit-il, nier que ces atrocités commises sur des civils sont inhumaines et hautement condamnables.

D’un autre côté, les souffrances qu’Israël fait subir aux Palestiniens depuis toutes ces années d’occupation, de colonisation et de répression, avec la complicité tacite du monde occidental, doivent aussi à une entreprise systémique de déshumanisation. Depuis des décennies, des extrémistes religieux juifs n’offrent que trois possibilités aux Palestiniens : mourir, s’expatrier ou devenir des citoyens de seconde zone d’Israël.

Ironiquement, des nations occidentales qui arment l’Ukraine pour l’aider à protéger son territoire contre l’invasion russe sont les mêmes qui soutiennent Israël grugeant toujours plus ce qui reste des minuscules territoires palestiniens.

Le temps est venu de trouver une solution durable. Le gouvernement allié à l’extrême droite de Benyamin Nétanyahou ne représente pas tout le peuple israélien, tout comme les extrémistes du Hamas qui ont commis ces atrocités n’agissent pas au nom de tous les Palestiniens. De part et d’autre, il y a donc beaucoup d’esprits modérés qui savent que la coexistence pacifique n’émergera que de la reconnaissance des droits du peuple palestinien.

Dans un bouquin de Paulo Coelho, je suis tombé sur cette sagesse très inspirante dans les circonstances.

« Un rabbin demanda un jour à ses deux disciples s’ils pouvaient lui dire quand finit la nuit et commence le jour. Un des élèves leva alors la main et répondit :

— Maître, c’est quand de loin nous pouvons distinguer une brebis d’un chien.

— En réalité, fit l’autre, c’est quand de loin nous pouvons différencier un olivier d’un figuier.

— Vous n’avez pas la bonne réponse, trancha le rabbin avant d’ajouter : c’est quand un étranger s’approche, que nous le confondons avec notre frère et que les conflits disparaissent. Voilà le moment où la nuit prend fin et où le jour commence. »

La rhétorique de Nétanyahou et son désir de vengeance, si justifié par le choc émotionnel soit-il, ne feront pas émerger durablement la lumière de la pénombre qui recouvre tranquillement son pays. Si on choisit la seule voie des armes, gageons que tous ces jeunes Palestiniens d’aujourd’hui qui regardent les adultes sortir les corps inertes de leurs frères et sœurs des décombres seront les redoutables et radicaux combattants de demain.

Gageons aussi que beaucoup de jeunes Israéliens d’aujourd’hui qui ont vu les images de ces horribles massacres orchestrés par le Hamas seront les extrémistes de demain. Or, pour paraphraser Martin Luther King, à œil pour œil et dent pour dent, les borgnes et les édentés s’accumuleront de part et d’autre sur plusieurs générations.