Ces jours-ci, je repense souvent au village de Wahat al-Salam–Neve Shalom, en Israël, où je me suis retrouvée en 2001. Alors que je couvrais le début de la seconde Intifada, la cofondatrice de ce village, où vivent en coexistence pacifique Juifs et Palestiniens, m’avait invitée à voir par moi-même ce que l’on pourrait croire impossible : une oasis de paix au cœur d’un désert de guerre.

Ce village paisible, situé à mi-chemin entre Tel-Aviv et Jérusalem, a d’abord été imaginé par Bruno Hussar, frère dominicain né en Égypte dans une famille juive, au lendemain de la guerre des Six Jours, en 1967. Pourquoi ne pas créer un village où pourraient vivre en harmonie juifs, musulmans et chrétiens en Israël ? Pourquoi pas…

Avec son amie Anne Le Meignen, juive française que j’avais eu la chance de rencontrer, le frère Hussar a mis sur pied dans les années 1970 Wahat al-Salam–Neve Shalom, village coopératif au nom bilingue, arabe et hébreu, qui signifie « oasis de paix ».

Plus de 50 ans plus tard, les fondateurs du village sont décédés, mais leur rêve reste bien vivant. Soixante-dix familles habitent aujourd’hui le village, déterminées à déjouer les semeurs de haine. En pleine escalade meurtrière dans la région, non seulement les habitants du village, tous des citoyens d’Israël qui ont choisi de participer à ce projet, tiennent bon, mais ils nous offrent un mode d’emploi pour la paix à un moment où on en a le plus besoin.

J’en ai discuté cette semaine avec Isabela Dos Santos, politologue de l’Université de Toronto, qui a eu l’excellente idée de consacrer sa thèse de doctorat aux leçons de paix que nous donne ce village.

PHOTO FOURNIE PAR ISABELA DOS SANTOS

La politologue Isabela Dos Santos, à Wahat al-Salam–Neve Shalom, en Israël

« Je crois vraiment que ce village offre une contribution énorme quant à une éventuelle solution au conflit israélo-palestinien », me dit la doctorante, qui rentre d’un séjour de six mois au sein de la communauté de Wahat al-Salam–Neve Shalom.

Les deux dernières semaines, marquées par les massacres du Hamas et la crise humanitaire et les représailles meurtrières à Gaza, ont évidemment été éprouvantes pour l’ensemble des habitants du village. « Des gens du village ont perdu des amis, des proches et des collègues de travail. Certains travaillent dans l’aide humanitaire soit en Israël, soit à Gaza. Tout le monde au village a été touché d’un côté comme de l’autre », souligne Isabela Dos Santos, qui s’est inquiétée ces derniers jours pour les membres de la communauté, qu’elle considère comme une deuxième famille.

Malgré une spirale meurtrière qui laisse craindre le pire pour la région, le village n’entend pas abdiquer quant à ses objectifs de paix, bien au contraire. « [Nous] réaffirmons notre conviction que seuls la paix véritable, l’égalité et les droits fondamentaux de la personne pour tous peuvent garantir la pérennité de notre existence dans cette région », a tenu à rappeler le village dans son infolettre de la semaine.

Travailler à la paix, c’est plus qu’un vœu pieux à Wahat al-Salam–Neve Shalom. C’est un travail quotidien qui donne des résultats inspirants depuis plus de 50 ans.

« Lorsque Juifs et Arabes se réunissent, travaillent ensemble, vivent ensemble, ils créent leur propre miracle : Neve Shalom est un tel miracle – il mérite notre soutien le plus chaleureux, car il justifie nos plus grands espoirs », a déjà déclaré Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix.

Comment se fait-il que nous ayons autant de théories pour expliquer la guerre autour du village de Wahat al-Salam–Neve Shalom, mais pas de théorie pour expliquer la paix dans ce même village ? se demande Isabela Dos Santos, qui entend bien combler ce vide avec son projet de recherche.

Une partie de la réponse repose peut-être sur le fait que le processus de paix est quelque chose d’invisible et d’immatériel, souligne-t-elle. « C’est plus facile d’expliquer la destruction de quelque chose que la reconstruction. »

Si on tend à bouder l’art de la paix, c’est peut-être aussi parce que l’on en a une vision idéalisée et aseptisée, qui donne à croire que la paix appartient aux pelleteurs de nuages et ne peut arriver que dans un horizon très lointain.

Mais ce que nous enseigne le village, c’est que la paix n’est pas une inaccessible étoile, mais bien un processus qui passe forcément par ce que la chercheuse appelle « des saisons d’imperfection », comme celle que l’on vit en ce moment. Ce qui ne veut pas dire que c’est un objectif inatteignable.

La paix, c’est quelque chose de complexe. Et c’est dans cette complexité que l’on arrive à vivre vraiment ensemble.

Isabela Dos Santos, politologue et doctorante

Beaucoup d’études se sont intéressées aux conditions nécessaires à la construction de la paix. On cite notamment l’importance d’avoir un leadership local et une connaissance intime de la culture et de l’histoire de la région en quête de paix plutôt que d’imposer une solution de l’extérieur. Mais ce qui intéresse Isabela Dos Santos, c’est l’étape suivante : comment passer des conditions gagnantes à la réalisation de la paix ?

Même si on réunit les conditions nécessaires, cela ne veut pas dire que l’on va réussir. « Si je peux faire une analogie : même si on a tous les ingrédients pour faire un gâteau, ça ne veut pas dire que l’on va réussir à faire ce gâteau. Il y a aussi tout le savoir-faire en cuisine dont il faut tenir compte. »

Qu’est-ce qui dans le savoir-faire de Wahat al-Salam–Neve Shalom permet réellement de construire la paix ? Réponse préliminaire de la doctorante, qui n’a pas terminé sa recherche et est toujours en train d’analyser ses données : l’importance que l’on y accorde au dialogue.

« La chose la plus difficile à faire dans les moments de guerre, c’est d’être assis avec l’autre. Mais c’est exactement ce que l’on a besoin de faire. C’est l’acte de s’asseoir avec l’autre, jour après jour après jour, qui permet de créer des liens qui puissent nous aider et nous donner la force de construire ce qu’on ne voit pas. »