Dimanche, des souliers fantômes seront déposés là où la piétonne Fabienne Houde-Bastien a été tuée le 21 mai.

Dimanche no 1

En mai dernier, la vie de Fabienne Houde-Bastien s’est arrêtée, fauchée par une voiture, coin Jean-Talon et Saint-Laurent. Les dépêches médiatiques ont parlé d’une « piétonne » qui n’avait eu aucune chance.

C’est ce mot qui a fait tiquer une de ses sœurs, Andréane. Bien sûr que Fabienne était piétonne, mais Fabienne était plus que ça, bien plus que ça. C’était une tante, une sœur, une fille, une amie…

Et Andréane m’avait approché pour que je raconte ça, justement, le fait que Fabienne n’était pas qu’une piétonne1.

J’avais raconté l’histoire de Fabienne, qui était mille choses avant qu’un récidiviste de la délinquance routière ne soit accusé d’avoir provoqué l’accident qui a tué Fabienne.

Le type, Vi Trung Ngo, 47 ans, affichait une alcoolémie près de trois fois plus élevée que la limite légale2.

PHOTO DÉPOSÉE EN PREUVE À LA COUR

La scène de l’accident, au coin Jean-Talon et Saint-Laurent, à Montréal

C’était au petit matin, le dimanche 21 mai dernier.

Dimanche no 2

Chaque dimanche, depuis toujours, les quatre sœurs Houde-Bastien se réunissent chez leurs parents, François et Brigitte.

Il manque bien sûr quelqu’un, chaque dimanche, depuis le 21 mai : Fabienne.

Les dimanches ont toujours été des journées de réunion familiale, pour les sœurs. Même rendues à l’âge adulte, quand on s’éloigne un peu de nos parents. Elles ont toujours traîné chums et enfants chez François et Brigitte, dans Côte-des-Neiges.

En ce dimanche gris, je prends des notes à la table de la cuisine des Houde-Bastien. François, Brigitte, Yanick, Jasmine et Andréane me parlent de la vie sans Fabienne, de l’absence. Du trou béant laissé par la mort de Fabienne.

Jasmine : « Hier, ça a fait cinq mois. Prochaine étape… Ça fera six mois. J’ai beaucoup de difficulté à réaliser que c’est arrivé et que ce sera comme ça pour… toujours. »

François : « Le 21 mai, ce fut le premier jour du reste de notre vie à vivre sans Fabienne. Son absence, ça m’horrifie. »

Dans notre entourage, les gens ont été choqués par la mort de Fabienne. Mais leur vie continue, à la vitesse normale d’une vie. Mais nous, on n’est pas à la vitesse normale.

Brigitte, mère de la victime

Yanick a acheté cinq livres sur le deuil, elle veut se préparer, faire face : « J’appréhende le cap des six mois, en novembre, c’est un mois triste et gris et froid… »

Andréane : « Dans un des livres de Yanick, on décrit ce qui accompagne un deuil traumatique. Je coche toutes les cases : pensées intrusives, hypervigilance, insomnie, cauchemars… »

François, lui, se compare à un boxeur, depuis le 21 mai : « Un boxeur en K.-O. technique, tu comprends ? Il est encore sur ses jambes, mais il a reçu trop de coups, il ne peut plus continuer le combat. Et mon combat, il n’est pas contre le deuil, contre la peine ou la tristesse. C’est contre le fait accompli, irréversible, irréparable. »

Du salon, des sons d’enfants, ceux de William, Thomas et Juliette. Les chums s’occupent des enfants. La vie continue, les dimanches se suivent.

Et en prenant des notes, je ne peux m’empêcher de penser à un truc vertigineux. Quand survient une tragédie, elle monopolise les manchettes pendant un temps. Au début, la tragédie reçoit de l’attention constante, puis…

Puis, médiatiquement, la tragédie s’affadit. On en parle moins. On en parle quand le suspect-revient-devant-le-tribunal, comme ce Vi Trung Ngo, en juin dernier.

Et c’est ici que le vertige me pogne, à la table des Houde-Bastien : le réel n’est pas les manchettes. Car humainement, viscéralement et quotidiennement, pour les cinq personnes qui me racontent Fabienne et son absence, la tragédie ne s’est pas affadie du tout.

Fabienne est toujours aussi absente, 154 jours plus tard. Ça leur fait toujours aussi mal qu’elle soit morte, qu’elle soit morte dans ces circonstances (d’où la notion de deuil traumatique), présumément parce qu’un humain se crissant de la vie d’autrui (Fabienne, en l’occurrence) aurait pris le volant soûl comme une botte (à près de trois fois la limite légale, c’est la bonne expression).

L’absence de Fabienne est permanente, comme me l’a expliqué François, et elle surgit partout, tout le temps, sans crier gare.

Quand Brigitte parle à ses trois filles, elle trouve que la cuisine est vide : il manque Fabienne.

Jasmine et Andréane ont des enfants. Yanick n’en a pas. Fabienne n’en avait pas. Elles avaient mille choses en commun, Yanick et Fabienne, mais elles avaient ça, aussi : elles pouvaient parler d’autre chose que des enfants, de maternité, c’était leur zone de sororité à elles deux…

Et quand Jasmine envoie un courriel à la famille, elle a encore le réflexe d’ajouter « Fabienne » dans la liste des destinataires. Et à chaque coup, elle réalise : Ben non… Fabienne n’est plus là.

Chez les Houde-Bastien, tous les jalons heureux des derniers mois – la fête de Juliette, le mariage de Yanick, les fêtes de William, François, Brigitte, Fabienne et Andréane – auraient dû n’être que ça : des évènements heureux. Mais au-dessus de ces jalons, il y a désormais un invisible nuage gris : Fabienne n’est pas là.

C’est ça, l’absence de Fabienne chaque dimanche, chaque jour depuis le 21 mai dernier.

Dimanche no 3 

Le dimanche 29 octobre, cela fera 161 jours que Fabienne a été tuée dans un accident causé – selon la police – par Vi Trung Ngo.

À 11 h, là où Fabienne a été tuée, coin Jean-Talon et Saint-Laurent, il y aura dévoilement d’un nouveau symbole urbain pour commémorer la mort de piétons.

Vous savez, ces vélos blancs qu’on accroche au mobilier urbain, là où des cyclistes ont perdu la vie ? C’est Vélo Fantôme qui installe ces symboles, pour perpétuer le souvenir de ces personnes qui disparaissent fatalement des manchettes.

Vélo Fantôme est récemment devenu Souliers et vélos fantômes Québec3, pour inclure les piétons dans ses commémorations.

Fabienne Houde-Bastien deviendra, dimanche, la première piétonne fauchée par un chauffard dont le souvenir sera immortalisé par l’installation de souliers blancs.

Ce sera, pour les Houde-Bastien, le 24dimanche sans Fabienne.

1. Lisez la chronique « Fabienne, plus qu’une piétonne » 2. Lisez la chronique « Le chauffard » 3. Consultez la page web de Souliers et vélos fantômes Québec