Ce n’est pas le premier cas d’imposture ethnique, mais c’est sans doute le plus troublant.

Difficile d’imaginer une figure autochtone plus marquante dans la culture populaire nord-américaine que Buffy Sainte-Marie.

Dans la jeune vingtaine, elle a émergé des cafés de Greenwich Village dans la vague des « folk singers » et de la « chanson engagée », avec les Joan Baez, Bob Dylan, etc. Plusieurs des plus grands noms de la chanson américaine lui ont rendu hommage au fil des ans. Joni Mitchell a dit combien cette autrice-compositrice-interprète l’a marquée.

On ne compte plus les hommages qui lui ont été rendus (des Juno, un Oscar comme coautrice d’Up Where We Belong, l’Ordre du Canada). L’an dernier, PBS lui consacrait un émouvant documentaire dans sa série American Masters. En plus de la célébration de son illustre carrière musicale, on pouvait y voir combien elle a épousé la cause des Premières Nations, aux États-Unis comme au Canada, dès les années 1960. Dans ses chansons comme dans ses actions.

Mais voilà que l’émission d’enquête The Fifth Estate de CBC nous apprend qu’elle est une « pretendian », comme on appelle ceux qui usurpent l’identité autochtone pour faire avancer leur carrière.

Buffy Sainte-Marie a quand même chanté avec tant de conviction…

Bury my heart at Wounded Knee Deep in the Earth Cover me with pretty lies Bury my heart at Wounded Knee

They tell ya « Ayy, honey, you can still be an Indian D-d-down at the Y on Saturday nights », no

Elle est « banalement » née dans une famille tout ce qu’il y a de plus blanche, d’un père d’origine italienne et d’une mère anglo-américaine.

Elle n’a jamais caché être la fille d’Albert et Winifred Santamaria – qui ont changé leur nom pour Sainte-Marie avec la Seconde Guerre mondiale. Ni avoir été élevée dans la très chrétienne ville de Wakefield, au Massachusetts, en banlieue de Boston. Mais au début de sa carrière, elle a prétendu être née dans une réserve indienne au Canada et avoir été adoptée par les Sainte-Marie.

CBC a retrouvé l’original de son certificat de naissance dans une petite ville du Massachusetts. Elle est née le 20 février 1941 dans cet État américain. C’est « 100 % » certain, selon la greffière. Quant à la possibilité d’un faux pour camoufler une adoption, ça ne tient pas la route non plus. Sans parler du fait qu’un test d’ADN fait par son fils et un autre parent proche indiquent qu’elle n’a pas de profil différent du reste de sa famille « blanche » américaine.

Sainte-Marie a répondu dans une vidéo que depuis toujours, elle a dit ne pas savoir les détails de sa naissance. Et « avec amour », elle ajoute « je sais qui je suis, qui j’aime et qui m’aime ».

Les coupures de journaux des années 1960 racontent une autre histoire. Dans une entrevue, elle dit être née dans une famille « algonquine ». Dans un autre entretien, elle était d’origine « mi’kmaq ». Et enfin, elle se dit « crie », depuis qu’elle a participé à un Powwow en Saskatchewan chez les Piapot. Elle a commencé à dire que les registres de sa naissance auraient été détruits, ou perdus, mais les Piapot l’ont néanmoins reconnue comme l’une des leurs, et elle a été « adoptée ».

Dans sa famille, autant on était fier de son succès fulgurant, autant certains tiquaient en entendant cette histoire d’adoption et de racines autochtones. Dès 1964, son oncle est allé voir le journal local pour démentir cette fable – il est longuement cité dans un article publié à l’époque.

Puis, en 1975, c’est son grand frère qui a écrit à un journal pour rétablir les faits. Il a reçu une mise en demeure d’un bureau d’avocats et une lettre manuscrite de sa sœur. Elle lui disait de cesser de répandre ce mensonge… et menaçait de « révéler » qu’il l’avait agressée sexuellement pendant toute son enfance. La fille de cet homme (la nièce de Sainte-Marie) a révélé cette lettre à CBC. Toujours est-il que tous ont compris dans la famille qu’il ne fallait pas trop remettre en question la version médiatique.

Le choc est immense. Sainte-Marie a acquis au fil des ans un statut presque mythique aux États-Unis comme au Canada. Elle a créé des vocations. Son œuvre est étudiée, enseignée. On lui a décerné des doctorats honorifiques, etc.

Qu’est-ce que tout ça veut dire, maintenant ? Quel sens prend son œuvre, son engagement ? Un vrai engagement, comme sont vraies et vibrantes ses chansons.

Si l’on apprenait que Gilles Vigneault est en réalité un Moldave qui s’est inventé une histoire bidon à Natashquan, est-ce que ça rendrait nulles ses chansons ?

L’exemple est mal choisi. Et la question n’est pas vraiment là. La question est celle, très criante, de l’appropriation de l’identité autochtone à des fins d’avancement de carrière. Le journaliste Geoff Leo, qui est l’auteur de ce reportage, a démasqué plusieurs « pretendians » depuis quelques années. Et ceux qui sont les plus intransigeants avec ces usurpations d’identité sont des autochtones.

Y a-t-il tant de gens qui se prétendent membres des Premières Nations sans l’être ? Assez pour que l’Université de Saskatchewan commande un rapport à l’avocate métisse Jean Teillet, l’an dernier.

Lisez le rapport de Jean Teillet (en anglais)

Pendant de nombreuses années, le milieu universitaire comptait naïvement sur l’autodéclaration d’identité des candidats à des postes. Car le fait d’être autochtone donne accès à des postes, des subventions de recherche, etc. On se fiait à la bonne foi… jusqu’à ce qu’on découvre que plusieurs s’étaient inventé un roman de vie.

C’est ni plus ni moins que de la « fraude ethnique », écrit Jean Teillet. Mais qui osera remettre en question l’identité d’une personne ? Certaines ont eu une carrière prestigieuse et ont fait énormément pour l’avancement des connaissances et des droits des autochtones. De fausses autochtones peuvent faire du vrai travail.

Une des raisons de la complaisance face à l’autodéclaration est le fait que le milieu universitaire s’enorgueillit de son ouverture, et se vante de la présence autochtone sur son campus, au plus haut niveau. Les Canadiens en général, explique Teillet, ont une meilleure conscience en voyant que des autochtones ont une carrière remarquable : oui, il y a eu des torts… mais il y a Unetelle ou Untel ! On n’est pas si mal…

C’est le comble du colonialisme, au final : un non-autochtone se fait passer pour un « Indien » au sens de la loi pour obtenir des avantages… consentis pour réparer les torts du passé.

Il est frappant en lisant ce rapport de voir à quel point il y a une sorte de schéma correspondant entre l’histoire de Sainte-Marie et d’autres cas d’usurpation. Les versions qui changent. Les certificats « perdus ». L’adoption à l’âge adulte par une nation (pour donner une authenticité rétroactive). Les incertitudes. Puis, le « marketing du traumatisme » d’être autochtone.

Oui, mais Buffy Sainte-Marie a vraiment chanté, a vraiment pris position, à une époque où la cause autochtone n’était pas à l’avant-plan comme aujourd’hui. Elle a vraiment été une militante, qui disait Love junkies wanna change the world et c’était vrai…

Sans doute, et son talent, son travail sont authentiques. Mais on peut penser qu’elle n’aurait pas eu ce succès, en tout cas cette attention, sans son histoire inventée.

Et ce qu’on vous dira au sujet de tous les cas de « pretendian », avec ou sans talent, c’est que pendant qu’ils ont le micro, ils empêchent quelqu’un d’autre de le tenir. Pour raconter sa vraie histoire.