Loin des projecteurs, le chef de la police de Montréal jongle avec une patate chaude éminemment politique. Cette patate chaude a la forme d’un petit écusson porté par certains de ses policiers.

Cet écusson ne fait pas partie de l’uniforme officiel du SPVM. C’est un drapeau canadien noir et blanc traversé à l’horizontale par une mince ligne bleue.

La question que le chef Fady Dagher doit trancher : cet écusson doit-il être interdit ou permis par le SPVM ?

Pour le citoyen lambda, c’est juste ça : un écusson.

Pour les policiers, c’est un symbole de solidarité policière qui ne devrait pas être interdit par le SPVM1.

Et pour des militants antiracistes et des Montréalais racisés, l’écusson TBL est un symbole d’oppression récupéré par l’extrême droite américaine qui devrait être interdit par le SPVM.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Écusson Thin Blue Line

Après des années de réflexion au sein de la police de Montréal, après plusieurs promesses de trancher une question qui a traversé trois directions du SPVM (Sylvain Caron, Sophie Roy et Fady Dagher), ce sera au chef Dagher de trancher d’ici la fin de l’année.

Une seule certitude : qu’importe sa décision, le chef Dagher risque de faire des mécontents.

Reste à savoir si ces mécontents seront ses policiers qui s’estiment mal appuyés ou alors les Montréalais qui considèrent que l’écusson traversé par une mince ligne bleue n’est qu’un symbole raciste.

Avant d’aller plus loin, un mot sur cette mince ligne bleue.

En anglais, on dit « Thin Blue Line ». Le bleu est traditionnellement la couleur de la police. Et cette mince ligne bleue – la police – est tout ce qui protège la société du chaos, dans le jargon anglo-saxon.

Pendant près d’un siècle, cette expression n’a pas suscité de controverse particulière. Elle a été utilisée par des policiers et des avocats, elle a été utilisée dans des titres de séries télévisées et dans un célèbre documentaire du cinéaste américain Errol Morris.

Et au fil des années, l’expression « Thin Blue Line » est devenue une sorte de symbole de solidarité dans les rangs de la police.

Puis, en 2014, un jeune Afro-Américain du nom de Michael Brown a été tué par la police au Missouri. Ce fut le début du mouvement Black Lives Matter, visant à dénoncer les violences policières dont sont victimes de façon disproportionnée les Afro-Américains.

En réponse au mouvement BLM, des policiers ont lancé le mouvement « Blue Lives Matter », pour souligner que le métier de policier aux États-Unis est un métier dangereux. On a assisté à une multiplication d’écussons portés par des policiers américains, faits d’un drapeau américain noir et blanc traversé par une mince ligne bleue.

Le hic, c’est que l’extrême droite américaine a récupéré ce drapeau dans sa propagande et son iconographie, ces dernières années.

Par exemple, dès 2017, le drapeau TBL est agité par des néonazis dans un rassemblement meurtrier en Caroline du Nord 2.

Dès lors, l’écusson du drapeau américain traversé par une ligne bleue porté par des policiers américains devient politiquement radioactif.

Au Canada, la GRC interdit sa version canadienne, de même que la police de Calgary.

Et depuis une manifestation antisanitaire du printemps 20213, où des policiers du SPVM ont été photographiés portant le fameux écusson TBL, le SPVM promet une décision… Qui n’est jamais venue.

Depuis la fin de 2020, un comité éthique s’est penché sur la question, un comité « tenue et maintien » a fait de même. La réflexion a commencé alors que Sylvain Caron était chef, s’est poursuivie sous la gouverne de celle qui lui a succédé de façon intérimaire, Sophie Roy.

Et c’est Fady Dagher qui doit trancher.

Cet écusson est en apparence anodin, un simple drapeau canadien traversé d’une mince ligne bleue.

Mais dans les faits, dans un monde où les symboles ne sont pas anodins, la décision de Fady Dagher risque de déclencher une tempête. Déjà, il y a un an et demi, la mairesse Plante disait son malaise devant cet écusson4.

D’un côté, vous avez les policiers montréalais, pour qui l’expression « Thin Blue Line » est un symbole de solidarité entre policiers depuis des décennies.

Ces policiers qui, à Montréal comme ailleurs, se sentent injustement critiqués de toutes parts. Accusés de racisme et de brutalité policière à tout vent, ils se sentent rejetés.

Interdire l’écusson TBL risque d’accentuer cette réalité qu’est le désengagement policier.

De l’autre côté, vous avez des citoyens racisés qui constatent une montée de l’extrême droite depuis Trump, avec des discours racistes de plus en plus décomplexés. Ces citoyens voient que des policiers de Montréal portent un écusson récupéré par l’extrême droite.

Si l’écusson TBL est autorisé par le SPVM, ce sera l’occasion pour des militants antiracistes de clamer qu’il s’agit là d’une autre « preuve » que la police est par essence raciste, qu’elle devrait être définancée et même démantelée.

Permettre aux policiers de Montréal de porter cet écusson clivant ? Ou alors l’interdire ? C’est la patate chaude avec laquelle jongle en coulisses le chef Dagher, en ce moment. Il réfléchit, il consulte.

Et dans ce débat neuf où la nuance est aux abonnés absents, le chef Dagher est plongé dans un vieux dilemme qui tient en tenailles les chefs de police d’ici et d’ailleurs depuis toujours : comment trancher une question difficile sans démotiver les troupes ?

1. Lisez l’article « Tout ce qu’on veut, c’est se souvenir de nos confrères » 2. Lisez l’article « The thin blue line: The history behind the controversial police emblem », sur le site du San Diego Union-Tribune (en anglais) 3. Lisez l’article « Montreal police under scrutiny after some officers wear 'thin blue line' patches » sur le site de CTV (en anglais) 4. Lisez l’article « SPVM : Plante “inconfortable” devant le “thin blue line” », sur le site du Journal de Montréal