Tant à Québec qu’à Ottawa, l’habituel débat sur les cibles d’immigration semble déconnecté.

Les cibles ne portent que sur l’immigration permanente, alors que le nombre d’immigrants temporaires est nettement plus élevé – environ quatre fois plus au Canada, neuf fois plus au Québec.

Mercredi, le ministre fédéral de l’Immigration, Marc Miller, présentait son plan. Coïncidence, son homologue Christine Fréchette déposait le sien la même journée à l’Assemblée nationale. Comme d’habitude, l’attention était tournée vers le bingo des chiffres.

Celui de Mme Fréchette : jusqu’à 64 000 pour 2024. Celui de M. Miller : 500 000. Pour la caquiste, la légère augmentation dépasse l’engagement électoral. Pour le libéral, le plafond de 500 000 constitue en fait un record atteint après une hausse de 7,5 % pour les deux prochaines années.

M. Miller et Mme Fréchette cherchent à répondre aux pressions des milieux économiques sans trop aggraver la crise du logement.

Leurs plans ont une autre chose en commun : ne pas limiter le nombre de travailleurs et d’étudiants temporaires – des catégories « non humanitaires », composées d’individus qui ne demandent pas l’asile ou la réunification avec leur famille.

Dans leurs cibles, ils ne comptabilisent pas les résidents non permanents, qui sont désormais quelque 2,2 millions au Canada, dont 471 000 au Québec. Bref, ils évaluent la capacité d’accueil sans inclure la majorité des gens qui sont accueillis.

À la décharge de Mme Fréchette, si ses cibles portent sur l’immigration permanente, c’est parce que la loi l’y oblige. Et aussi parce que pour les autres catégories, ses pouvoirs sont limités.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Christine Fréchette, mercredi dernier

Les demandeurs d’asile et la réunification familiale sont de compétence fédérale. À l’heure actuelle, le Québec accueille plus de réfugiés que toutes les autres provinces réunies. La ministre réclame un meilleur équilibre, et ça se comprend. À condition bien sûr de le faire avec dignité. On ne déplace pas des êtres humains comme du bétail.

Quant à l’immigration temporaire, pour simplifier, on peut la diviser en trois catégories : étudiant étranger, travailleur avec un permis fermé (lié à un emploi précis) et travailleur avec un permis ouvert.

Les individus avec un permis ouvert sont trois fois plus nombreux que ceux qui sont liés à un employeur. Or, le fédéral contrôle ce programme populaire et il ne veut pas en céder la gestion au Québec.

En principe, Mme Fréchette pourrait agir sur le reste. Elle pourrait contrôler le nombre d’étudiants étrangers et de travailleurs temporaires avec un permis fermé. Mais cela exigerait des arbitrages douloureux. Les universités, les régions et les entreprises se battent pour les attirer. Et selon le système actuel, ce sont elles qui les invitent. On imagine que la ministre ne veut pas dire qui devra refuser des candidats, et selon quels critères.

Quant aux étudiants, le gouvernement caquiste a déjà serré la vis à une dizaine de collèges privés ces dernières années pour offrir une formation professionnelle courte, coûteuse et d’une qualité variable, ayant pour principal mérite d’offrir un permis de travail postdiplôme à des candidats étrangers. L’UPAC avait même procédé à des perquisitions.

En Ontario, où la même stratégie est exploitée à des fins commerciales, la pression augmente pour agir.

Une nuance importante, avant d’aller plus loin. Le combien et le comment sont deux questions distinctes.

On peut vouloir contrôler le volume d’immigration tout en souhaitant mieux protéger les travailleurs vulnérables – particulièrement ceux du secteur agricole et ceux qui sont liés à un employeur.

Et inversement, ceux qui réclament une hausse des seuils ne le font pas forcément par humanisme. Par exemple, le lobby patronal passe plus de temps à souhaiter une hausse du nombre de travailleurs étrangers qu’à chercher à améliorer leurs conditions de travail.

Pour cette chronique, je m’intéresse seulement à la question du combien.

Selon le cliché, les « identitaires » voudraient limiter l’immigration, alors que les « inclusifs » préféreraient la faciliter.

En fait, l’approche identitaire existe tant à gauche qu’à droite. Les deux camps ont ceci en commun : ils commencent par la conclusion, dictée par les valeurs, indépendamment des faits. Ils réduisent le débat sur l’immigration à la morale.

Les principes importent. Il faut défendre la dignité de ces individus et combattre la xénophobie. Cette approche est essentielle pour le « comment ». Mais pour le « combien », elle ne suffit pas.

Certes, les nouveaux arrivants ne sont pas responsables de la crise du logement. Elle vient de la réglementation municipale lourdaude, de la hausse des taux d’intérêt, de la pénurie de main-d’œuvre et des grands spéculateurs. Avec leurs revenus souvent modestes et leur faible réseau de contacts, les immigrants en subissent davantage les conséquences.

Que cela plaise ou non, reste qu’il y a une vérité platement mathématique. Dans les conditions actuelles du marché du logement, plus la population augmentera, plus le déficit de logements s’aggravera.

Laisser miroiter la citoyenneté à tant de gens, sans traiter leur dossier dans des délais raisonnables, sans reconnaître leurs compétences, c’est aussi une forme d’injustice.

Contrairement au Québec, le Canada commence à peine à prendre conscience de ce débat. Des économistes et des banquiers en parlent. Même des chroniqueurs attachés au multiculturalisme canadien s’en inquiètent, comme on a pu le constater notamment dans le Globe and Mail.

La population s’y intéresse aussi. Selon un sondage commandé par l’Initiative du siècle, un organisme qui milite pour doubler la population du Canada d’ici 2100, un changement soudain et majeur s’est produit. Depuis une année, la proportion de Canadiens voulant limiter l’immigration est passée de 27 % à 44 %.

À Québec, on en prend acte, en cherchant comment agir. Mais à Ottawa, on peine encore à prendre conscience de ce qui se passe.